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Mi teleférico, uniendo nuestras vidas

Mi teleférico, uniendo nuestras vidas

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Para mi Belén, con ella mi teleférico no se cae

Les slogans, les images et l’énergie déployés par l’équipe de communication du gouvernement bolivien disent l’importance symbolique de l’apparition du téléphérique, pop-up étrangement contemporain dans la vieille ville andine de La Paz, cette improbable carcasse urbaine, minutieusement tissée, ossifiée dans la roche, enserrée dans des traditions qui ne cessent de se réinventer pour ne pas disparaître.

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Le téléphérique est la pièce maîtresse d’une restructuration des trajectoires et des modes de transport de la capitale administrative de la Bolivie, où deux villes siamoises cohabitent, où trois étages s’échelonnent socialement, inversement proportionnels à l’altitude : l’Alto, ville-nouvelle, populaire et qui grossit au gré de l’exode rural, étalée comme une tâche d’huile sur l’Altiplano ; le Centre, construit au cœur de la vallée, dans chacune de ses crevasses vertigineuses ; et tout en bas, la Zona Sur, quartier bourgeois qui se blottit jusqu’au fond de la faille, là où elle est la plus étroite, et qu’on atteint après avoir zigzagué entre les termitières de terre rongées par les pluies du cementario jardin : depuis El Alto, on perd près de 900 mètres de dénivelé et gagne – ce qui est loin d’être un détail – un nombre considérable de degrés.

Pour rallier ces entités l’une à l’autre, sans le téléphérique, ce sont des heures de trajets, des trancaderas interminables, mêlant de vieux micros poussifs, ces minibus aux trajets fixes, et des trufis, taxis collectifs qui, eux, peuvent se permettre de prendre des raccourcis, si les cinq à sept passagers qui s’y entassent ont tous l’intention de passer rapidement d’un « étage » à l’autre.

Le téléphérique n’est d’ailleurs pas arrivé seul, il a été précédé d’un autre événement tout aussi important pour les paceños, la mise en service du Puma Katari : un peu plus de 80 bus flambants neuf de marque King Long, débarqués de Chine et adaptés au dénivelé andin. Ces nouvelles lignes du Puma Katari ont déclenché des bloqueos acharnés de la part des syndicats de minibus. Pensez donc ! Elles ont eu l’audace de faire construire des abribus, d’avoir la priorité et de la revendiquer sur d’immenses banderoles déployées en travers des rues, de monopoliser des paradas et même de refuser de s’arrêter ailleurs qu’à celles-ci, alors qu’on pouvait jusqu’ici héler n’importe quel transport à n’importe quel coin de rue et en descendre de même, contribuant en cela à la parfaite et traditionnelle anarchie de la circulation bolivienne.

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Durant les premières semaines de la mise en service du Puma Katari, le chauffeur-didacticien avait donc également pour rôle de faire un petit cours d’éducation urbaine aux passagers, afin qu’ils apprennent à appuyer sur le bouton rouge avant l’arrêt, à attendre que les portes s’ouvrent d’elles-mêmes, à payer à l’entrée, à passer le tourniquet… pendant ce temps la guichetière, équipée d’un ordinateur portable, distribue les codes de connexion à la WiFi.

Bilan : la fréquentation de passagers est tellement élevée qu’aucune concurrence déloyale n’est à signaler, depuis quatre mois que circule, si peu exotique pour les touristes et résidents européens, mais fascinant pour les Boliviens, le Puma Katari au pelage habilement choisi pour montrer à quel point modernité et tradition sont compatibles – jusqu’aux publicités à la radio qui n’ont pas omis d’en faire la réclame en aymara.

Les trois lignes du nouveau bus desserviront bientôt les stations du téléphérique, tissant ainsi un maillage stratégique entre chacune des zones de La Paz…

« Uniendo nuestras vidas » dit le slogan du teleférico…

La ligne rouge, première des trois lignes du téléphérique qui porteront les couleurs du drapeau bolivien, a été inaugurée le 30 mai et relie comme on aurait pu le deviner la ville d’El Alto au centre ville historique, trois stations et seulement une petite dizaine de minutes de trajet pour s’envoler sur quelque 400 mètres de dénivelé, depuis l’ancienne gare ferroviaire, en passant par le cimetière, pour gagner l’avenue 16 de Julio, au cœur de l’Alto, et où se tient le dimanche une immense feria.

L’amusant paradoxe de cette réussite au crédit du premier gouvernement socialiste de Bolivie, dont la base électorale se situe justement à l’Alto au sein des classes laborieuses qui ont coutume de faire des bloqueos pour se faire entendre… c’est qu’on ne peut plus bloquer El Alto. On peut bien bloquer le sol des travailleurs de l’Alto : une centaine de cabines mécaniquement minutées survolent la contestation en grappes nombreuses de voyageurs sans cesse renouvelés. Le symbole de l’union entre la ville populaire et le centre administratif et historique est aussi le casseur de grèves dont auraient rêvé tous les précédents gouvernements de Bolivie, tous les maires de La Paz. Reste à savoir comment bloquer le téléphérique…

Le trajet ne coûte que 3 bolivianos, et chez les passagers il y a aussi bien de jeunes habitués dynamiques munis d’un pass électronique, que des familles soutenant une très vieille grand-mère en pollera qui ne viendra ici qu’une fois et qui croit profiter du voyage en avion qu’elle ne fera jamais, des amoureux qui se prennent en photo avec leur téléphone portable, enlacés dans la cabine avec vue imprenable en arrière-plan, des curieux, des enfants excités, des bébés dans des aguayos, des photographes amateurs, des experts qui chronomètrent le trajet, des jeunes qui essayent de se placer dans la file pour monter dans la cabine-ballon-de-foot – coupe du monde oblige… Tous s’émerveillent du panorama sur la cuvette, de la beauté des nevados qui pointent, de la prouesse technique lorsque l’on passe le tronçon le plus raide, situé juste avant la station de l’Alto, d’être assis enfin dans « le plus long et le plus haut téléphérique du monde », construit au beau milieu de ces Andes pauvres, austères et qui tissent ainsi leur premier lien avec une encore lointaine modernité.

Le monde change ici aussi et le plus important se niche peut-être dans ces quelques détails inattendus, apparus depuis une cabine de téléphérique rouge ballottée par le vent :

– deux toits de tôle ont été peints en bleu vif, aux couleurs de Tigo, entreprise de télécommunication – les toits vont bientôt se transformer, se louer, se vendre, devenir des enjeux publicitaires,

– les terrasses, invisibles depuis les rues, se donnent à voir et un autre visage de la ville apparaît ; elles sont remplies de linge qui sèche, d’enfants qui jouent, de femmes qui s’activent, de soleil et de pièces construites là pour en accumuler la chaleur, les tôles d’aluminium alternent avec des tôles transparentes orangées,

– en passant au dessus du cimetière, une idée un peu folle germe dans la tête des voyageurs, « maintenant on pourra voir les morts la nuit, on les verra sortir pour faire des boliche ! »

Et si à force de survoler en téléphérique le cimetière, fermé dès le crépuscule, si à force d’en avoir une vision volée depuis les airs, on en venait à se rendre compte – qui sait – que les morts ne sortent pas la nuit de leurs petites boîtes étagées et fleuries, et si donc, les esprits tellement présents et tenaces dans les croyances du peuple bolivien venaient à disparaître…

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4 Commentaires

  1. […] Les slogans, les images et l’énergie déployés par l’équipe de communication du gouvernement bolivien disent l’importance symbolique de l’apparition du téléphérique, pop-up étrangement contemporain dans la vieille ville andine de La Paz, cette improbable carcasse urbaine, minutieusement tissée, ossifiée dans la roche et dans des traditions qui ne cessent de se réinventer pour ne pas disparaître.  […]

  2. gabriel
    à

    muy bonito tu « reportaje » sur le téléphérique un plaisir de voir aussi les photos de La Paz vu de « dessus »

    un abrazo desde Chartres a toda la familia

    gabriel et carmen

  3. Didier G. Albi
    à

    Bravo Jessica, tes textes sont extra, et tes photos aussi. Un éclairage personnel, très original et judicieux. On a presque l’impression de comprendre cette ville exceptionnelle !

  4. […] Original article, originally published in French, here. […]