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L’adieu au sublime ?

L’adieu au sublime ?

Anthropocène et esthétique des territoires disputés

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Et si Elisée Reclus écrivait aujourd’hui des cartes postales d’Amérique à son frère Élie ? Quelles seraient ses observations ? Une petite fiction sur le paysage et sur l’esthétique de l’anthropocène…

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Pour cette communication sur l’esthétique de l’anthropocène, je vais prendre un intercesseur. Je vais emprunter un peu l’esprit d’Elisée Reclus, mais sans doute pas hélas la grande qualité poétique de son style. Elisée Reclus, né en 1830, était un grand géographe français, et un grand théoricien et militant anarchiste aussi. C’était un ami de Bakounine et de Kropotkine. Il a écrit une monumentale Nouvelle géographie universelle en 19 volumes. Il a élargi la discipline géographique à de nombreux objets, ce qui est demeuré très original jusque dans les années 1970. Pour lui, tous les facteurs naturels et humains appartenaient à la géographie: la géologie, le climat, le relief, mais aussi l’industrie, l’urbanisation, les questions sociales, les épidémies ou les systèmes politiques… Dans les six volumes posthumes de L’Homme et la Terre, il avance une conception géographique du « milieu », qui est non déterministe et qui touche tant à l’espace qu’au temps. Il avait placé en exergue de chaque volume de ce livre la phrase suivante : « La géographie n’est autre chose que l’histoire dans l’espace, de même que l’histoire est la géographie dans le temps. »

Cette conception est donc très proche de ce que nous essayons de penser aujourd’hui de façon transversale, autour du concept d’anthropocène. Enfin, les architectes le connaissent au moins un peu pour son projet, non réalisé, de globe terrestre à l’exposition universelle de Paris, en 1900.

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On peut dire que Elisée Reclus est né géographe en Amérique, notamment en s’établissant un peu en Louisiane, dans une plantation, et en se promenant le long du fleuve Mississippi. Il avait une formation de théologie. C’est là, en Louisiane, que sa vocation de géographe est née, dans les années 1853-1855. Elisée Reclus n’a pas connu la première grande fièvre du pétrole, celle qui va marquer le paysage américain dès les années 1880-1890. La première raffinerie moderne, celle de la Standard Oil, ouvre à Cleveland (Ohio) en 1889. Il meurt en Belgique en 1905 sans avoir entendu beaucoup de moteurs à explosion.

Standard Oil, Cleveland, Ohio, 1889
Standard Oil, Cleveland, Ohio, 1889

Mais je vais faire comme si Elisée Reclus écrivait aujourd’hui, depuis cette Amérique négationniste et climato-sceptique de l’ère de Donald Trump. Et si Elisée Reclus écrivait aujourd’hui des cartes postales à son frère Élie, dont je vais supposer qu’il habite à Edimbourg (en fait, en 1853, le grand frère d’Elisée Reclus vivait à Londres, pas si loin) ? Quelles seraient ses observations ? Trois cartes postales que je vais donc vous restituer dès à présent, empruntant la voix fictive d’Elisée Reclus…

*


Première carte postale: Oil

Mon cher frère, mon ami,

Voici plusieurs semaines que j’ai posé mes valises ici, en Louisiane, l’État du Sud qui avec le Mississippi a donné le plus grand pourcentage de voix à Donald Trump. Je suis donc au cœur du merdier… Il est donc plus que temps pour moi de tenir ma promesse et de t’envoyer ces cartes postales d’Amérique dont nous avions convenu ensemble.

J’ai fini par choisir de t’envoyer une photographie d’Edward Burtynsky, un célèbre artiste canadien. Cette image est extraite de son livre intitulé Oil. C’est un livre composé essentiellement de vues aériennes qui dominent bien leur sujet: des champs pétrolifères, des raffineries, des échangeurs autoroutiers, des amoncellements sans fin de ferraille, et même des cimetières de grands navires.

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L’image que tu vois est celle du champ de pétrole de Taft, en Californie. Je n’y suis pas allé, mais ai-je besoin d’y aller ? J’ai choisi cette image parmi tant d’autres pour ses qualités synthétiques, pour la clarté de la représentation de ce que l’Homme fait à la Terre. Si j’ai choisi Taft, c’est parce qu’il y a un homonyme juste à côté de chez moi, un petit hameau qui s’appelle aussi Taft, au bord du Mississippi, en amont de la Nouvelle Orléans. J’ai trouvé cela amusant, bien que ce soit très fréquent dans ce pays. Taft en Louisiane est un village de planteurs qui a été rayé de la carte par l’industrie. Seule son église a été démontée, planche par planche, pierre par pierre, et rassemblée plus loin. Il reste un cimetière. Il y avait autrefois à Taft le plus gros chêne de l’État de Louisiane, le Locke Breaux Oak, planté en 1657 et devenu « président » de la « Société des chênes vivants ». Oui, ça a existé, la Société des chênes vivants, quelle splendide idée, non? L’arbre est mort de la pollution chimique et a été dynamité en 1968.

Mais, comme tu t’en rends compte, je ne suis pas très sérieux, je fais tout en désordre. Je t’envoie une image et je te décris un tout autre endroit ! Revenons donc au cliché de Burtynsky. Qu’en dire qui ne soit évident. Son propos est justement cette évidence-même. Une centaine de puits, des derricks à perte de vue et des compresseurs électriques qui envoient le pétrole dans les pipelines, à des centaines, voire des milliers de kilomètres, car ce pétrole est justement raffiné au Texas et en Louisiane. Ce paysage pourrait être un champ de bataille, avec ces monceaux de terre fouillés par les obus d’une ligne de front adverse. Il y a cette couleur sable des paysages arides. C’est comme si la sécheresse qui affecte ces lieux avait été provoquée par la succion continue de cette myriade de moustiques noirs. Ce paysage est grippé. Burtynsky veut nous faire comprendre cela, à savoir que nous sommes entrés dans une forme d’apocalypse silencieuse avec la folie du pétrole. Il n’y a pas d’humain sur la photographie, le paysage est un nomansland sillonné par une infrastructure régie par des automatismes – si c’était un film, nous verrions le rythme pendulaire et lancinant des chevalets de pompage (oil pumpjack). Tout est à la main de l’homme mais l’homme est invisible. Comme si, en définitive, la dernière des obsolescence programmée de ces deux derniers siècles d’industrie à marche forcée, c’était l’humanité elle-même.

Le procédé d’Edward Burtynsky est simple. Il repose sur les ressorts habituels du spectaculaire et du sublime. Quand on voit ses photographies très grand format, on est ébahi par la qualité du détail, par le réalisme clinique, par le chiaroscuro des arrière-plans,  par le spectacle grandiose et puissant d’une civilisation humaine, trop humaine. C’est exactement le vocabulaire du sublime théorisé par Edmund Burke en 1756. C’est un instant de perpétuité à l’intérieur d’un déchainement dynamique de forces qui dépassent absolument l’échelle individuelle du spectateur. Dans cette expérience visuelle, nous sommes sans voix devant une forme de révélation ou d’épiphanie mystique, comme pouvait l’être le spectateur romantique de Caspar David Friedrich ou de la Hudson River School. Eux peignaient la grandeur mathématique de la Nature non corrompue. Edward Burtynsky a remplacé quelque chose comme la Nature par quelque chose comme le Capitalisme, ou bien la Civilisation matérielle.

Le sublime technologique d’Edward Burtynsky semble tendre le miroir à la Destinée manifeste de la conquête de l’ouest. C’est une « autopoïesis » comparable, qui marche vers un destin inéluctable, mais dystopique celui-là. Nous autres civilisations, savons à présent que nous somme mortelles. Nous sommes donc en plein dans la tradition du paysage sublime. Et c’est en même temps une scène de crime…

Faut-il se résoudre à penser que le criminel c’est l’Homme, avec ce grand H ? Comment cela pourrait-il être moi ? En quoi suis-je responsable ? Ce qui manque, ce sont toutes les étapes, toutes les situations vécues qui nous conduiraient à cette conclusion si facilement assénée, qu’il y a quelque chose comme une humanité coupable. Où sont tous les réseaux qui me lient à cette supposée évidence ?

Je te laisse avec mes questions.

*


Seconde carte postale: Petrochemical America

Cher frère,

Je t’avais évoqué cet endroit. À Taft, en Louisiane, il y a ce cimetière, Holy Rosary Cemetery, seule trace d’une communauté villageoise passée, qui est « possédé » et cerné par une raffinerie appartenant à Dow Chemical. La statue du Christ est entourée des fumées de fabrication de solvants, de plastiques, d’insecticides, d’antigel, de liquide de frein, de peintures, d’adhésifs, de textiles, de lubrifiants, de produits pharmaceutiques, de savons, de détergents, de compléments alimentaires pour animaux…

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L’image que je t’envoie à présent est tirée du travail d’un autre très grand artiste du paysage américain, Richard Misrach. Quand je consulte son merveilleux livre, intitulé Petrochemical America, je ne ressens pas du tout ce que les images d’Edward Burtynsky provoquaient, ce sentiment d’anxiété devant un pouvoir illimité qui se doublait d’une forme de jouissance, parce qu’on était toujours confortablement extérieur à la scène de spectacle, celle-ci se déroulant pour nous mais sans nous. C’est ça le sublime, le frissonnement de ma subjectivité exacerbée et isolée d’un monde en convulsion sauvage. Avec Petrochemical America, rien de cela. Je ne suis pas à l’abri, et il n’y a pas d’Humanité avec un grand H de laquelle je m’excepterais. Je suis embarqué. Je suis pris dans une intrication de réseaux qui sont à mon échelle de perception, au ras du sol, j’ai ma place dans ces assemblages de matières et d’agents, dans ces boucles de rétroaction qui affectent jusqu’à l’air que je respire. Mais en fait, je ne le sais que confusément, rien n’est clair dans la distribution des rôles, alors je doute et je cherche ce qui fait l’originalité de ma situation dans ce paysage. Comme dit John Dewey, le trouble que nous ressentons en pareille situation n’est pas simplement un désordre de nature psychologique, qui pourrait être arrangé par un peu de discipline psychique, la situation est intrinsèquement douteuse.

Il est inutile que je te décode longuement cette image. Toi aussi tu devines d’emblée qu’elle ouvre à autre chose qu’une représentation. Il y a des histoires, des narrations dans chacune des images de Petrochemical America. Il nous revient la tâche de démêler ces histoires afin de comprendre la place qui est la nôtre, le sol qui nous appartient. Car ce n’est pas assigné d’avance, et ce que l’on ressent c’est la contradiction vivante de notre situation. C’est justement pour cela que nous nous mettons à enquêter dans le territoire. Il faut absolument à ce propos que je te signale un autre livre remarquable, Strangers in Their Own Land, par la sociologue Arlie Hochschild.

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C’est une enquête sur le Tea Party et ces États « rouges » qui ont voté massivement Donald Trump. Toute l’enquête est justement menée en Louisiane, et c’est d’ailleurs une photo de Richard Misrach qui orne la couverture. Ce que cette sociologue étudie, c’est exactement cette division interne, bien que dans le champ politique, cette contradiction vivante que nous ressentons devant le travail artistique de Misrash. Comment des personnes qui ont tout intérêt à la régulation du profit et à la réglementation écologique peuvent voter Donald Tump, à rebours des idées libérales ? Et nous, comment se fait-il que nous passions outre le danger et l’imminence de la catastrophe, alors que nous savons que nous poursuivons l’édification d’un monde devenant tendanciellement inhabitable ? D’où nous vient cette désinhibition, cette capacité de produire politiquement de l’inconscience, de la négligence, alors que nous savons le coût de notre capitalocène ?

Avec cette image nous sommes donc partagés par une ligne de front, et nous sommes des deux côtés. Comme l’a dit Bruno Latour, nous ne pouvons revenir au sol ancestral et rassurant, et dans le même temps nous savons que le globe, le monde de la globalisation, est inhabitable. J’y trouve un saisissement esthétique et moral à la fois. Pas toi ?

*


Troisième carte postale: les hardes du vieil homme

Cher frère,

Tu dois juger que je ne voyage pas beaucoup. La carte postale que je t’envoie cette fois-ci est un film que j’ai tourné juste en face de Taft, Louisiane. C’est à Norco, sur l’autre rive du Mississippi. Je ne me lasse pas de longer toutes ces levées et toutes ces infrastructures immenses qu’ont bâti les régulateurs du fleuve Mississippi, l’U.S. Army Corp of Engineers. Terminée en 1931, après la grande crue de 1927, Bonnet Carré Spillway agit comme une soupape qui réduit la quantité d’eau du fleuve en la canalisant dans le lac Pontchartrain. À cet endroit, le Mississippi n’est qu’à 5,7 miles de distance du lac Pontchartrain. Bonnet Carré est un « déversoir » pour les eaux de crue du fleuve, qui soulage la Nouvelle Orléans et ses digues d’un débit d’eau trop risqué. La grande plaine est donc inondable à dessein. Au fond, tu devineras les immenses raffineries de Norco. Entre Baton Rouge et la Nouvelle Orléans, il y a tant d’industries que la nuit tout le fleuve luit et rougeoie comme un ver. On surnomme ces bords du Mississippi Cancer Alley…

Tu vas me trouver étrange, moi qui suis d’ordinaire si épris de logique, si rationnel. Depuis ma dernière carte postale, mes pérégrinations ont été nombreuses. J’ai assisté à un baptême de bateaux de pêcheurs de crevette, dans le Golfe du Mexique, le premier depuis la dévastation de l’ouragan Katrina. À la Nouvelle Orléans, j’ai aussi participé à un rite Voodoo de prévention des inondations. Et puis j’ai vu une pièce de théâtre qui était donnée en pleine nature, au coeur d’un bayou, les acteurs quittant la scène en musique dans une barque évoluant sous les guirlandes d’argent de mousse espagnole qui pendent des grands cyprès. Ces trois expériences me firent très grande impression. Chacune révélait quelque chose de profond sur notre relation au sol et aux non-humains. Chacune ouvrait des connexions inédites par une forme de célébration, qu’elle soit catholique, magique ou bien artistique. À dire vrai, chacune empruntait un peu aux autres – dans une forme de continuum que je n’avais jamais éprouvé jusqu’à présent. J’ai compris que mon enquête devait s’orienter selon ce schème, qui seul pouvait rétablir une continuité entre mon expérience esthétique et les processus normaux qui façonnent mon existence.

Dans cette dernière carte postale, tu me vois grimé en loup-garou, en Rougarou plus précisément, car c’est ainsi que les Cajuns l’appellent. Cette mise en scène est avant tout symbolique, bien que je puis te dire qu’il est bien épuisant de courir en peau de bête sous le climat estival de la Louisiane! J’ai quitté mes vieux habits de rationaliste obtus pour mieux sentir le sol et pour ne plus éluder artificiellement les conflits ouverts qui structurent ces nouveaux territoires disputés que nous habitons. Je te le dis, il nous faut une nouvelle politique de la terre, orientée sur la terre. Et cette politique sera en même temps art. Car ces cosmogrammes que nous devons décrire et préserver en poursuivant notre enquête, l’art nous les fait éprouver, au même titre que les sciences nous les font petit à petit mesurer.

Je te laisse à présent, mon frère. J’ai fait un paquet de toutes les hardes du vieil homme et je les ai jetées dans le Mississippi. Le Gulf Stream les rapportera sur les côtes de l’Écosse et tu les repêcheras si tu as besoin de haillons de rechange.*

*

À PROPOS
Ce texte est la version française d’une communication donnée en anglais lors du colloque international Postcard from the Anthropocene, University of Edinburgh, School of Architecture and Landscape Architecture, 22-24 juin 2017.

* La dernière mention est une citation à peine modifiée de la correspondance réelle entre Elisée Reclus et son frère.

 

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1 Commentaire

  1. ulrich
    à

    Merci, pour tout ce qui est écrit, pour cette pensée tournée vers Reclus, et pour cette performance irréelle de chamanisme urbain !

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