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Ich komme aus Istanbul

Ich komme aus Istanbul

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Loin du chaudron stambouliote, me voici maintenant au marché de Maybachufer à fondre dans la bouche de Beyhan. Sa salive ne m’ayant pas encore complètement liquéfié, je suis fier d’entendre le gémissement de plaisir que je procure à la jeune femme. Je ne saurai expliquer pourquoi, des millions de loukoums sortant chaque année de la confiserie, je suis le seul à jouir d’une conscience. Je suis pourtant constitué des mêmes ingrédients que mes congénères : du sucre, de l’amidon et de l’eau de rose. Cela fait plus de cinq siècles que nous devons faire plaisir à ces dames et personne ne semble avoir souvenir d’un loukoum intelligent. Quitte à me désintégrer dans quelques secondes, autant vous raconter l’histoire de la première sucrerie parlante.

Je suis le produit de l’une des plus anciennes fabriques de loukoums d’Istanbul, Haci Bekir. Mes ancêtres ont fondu dans des bouches sultanes et présidentielles. Initialement, la production de mon chaudron natal était destinée aux commerçants du Kadiköy Sali Pazari, le plus grand marché de la rive anatolienne. Cette noble perspective me réjouissait assez, d’autant que c’est l’endroit rêvé pour regarder les femmes autour des étals de hijab, de lingerie et de fruits et légumes. C’est d’ailleurs en me surprenant à ces pensées que j’en déduis qu’en dépit de mon corps mou et rose j’avais probablement une âme masculine.

Il se trouve que mon géniteur, le confiseur Kadir, est l’ami d’enfance d’Onür et en pince depuis toujours pour sa petite soeur Beyhan. Leurs deux familles viennent du même village d’Anatolie. Dans les années 1980, elles migrèrent à Istanbul pour y trouver du travail et atterrirent dans l’un des nombreux quartiers pauvres de la mégapole, les gecekondus. Le père de Kadir se fit embaucher chez Haci Bekir avant d’établir son foyer dans un quartier plus accueillant de Karaköy. Le père de Beyhan ne trouva que des petits boulots. Gamins, Beyhan, Onür et Kadir étaient comme cul et chemise, aimaient s’empiffrer de loukoums à la rose ramenés par le père. Malgré l’écart social grandissant, les familles restèrent amies. Le choc fut rude quand à la fin des années 80 le père d’Onür et Beyhan partit travailler chez Siemens à Berlin Ouest. En tant que Gastarbeiter, il devait y rester deux ans. Au bout des deux ans, le Mur tomba mais contrairement à de nombreux collègues, non seulement il ne devint pas chômeur mais il passa chef d’équipe. Il fit venir femme et enfants. Le jour du départ, sur le quai de la gare de Sirkeci, la mère de Beyhan surprit celle-ci et Kadir en train de s’embrasser assez maladroitement. Elle décida de ne rien dire à personne — premiers émois adolescents, mais ne put s’empêcher de penser au destin hypothétiquement lié des deux familles. La sienne s’installa dans un premier temps à Gropiusstadt. Vu la situation du quartier et la difficulté de tous à se mettre à l’allemand, la famille se rapprocha de la diaspora turque de Kreuzberg en louant un appartement à Kottbusser Tor.

Tout ça, je le sais à force d’entendre les mêmes recommandations de la mère de Kadir à son fils. Lui a désormais la trentaine, une place de maître confiseur chez Haci Bekir, la foi et un chouette appart à Süleymaniye. Et s’accroche toujours, plus ou moins secrètement, à Beyhan. Être son ami sur Facebook ne lui suffisant plus, il voulut jouer son va-tout en allant la voir chez elle, à Berlin. Le coup serait triple : il reverrait son ami Onür, prendrait la température auprès de sa famille et aborderait Beyhan. Vu les liens sporadiques avec elle, ce n’était pas gagné.

Le jeune homme s’appliqua à faire deux succulents kilos de loukoums. Je viens de ce chaudron. Ils ne serviraient pas à approvisionner les quelque 120.000 turcophones de Berlin mais seraient une arme de séduction massive. Kadir prit soin de nous emballer dans de petits sacs en papier, sachant bien que ceux en plastique, en nous faisant transpirer, nous font perdre notre fraîcheur. Il nous saupoudra de sucre glace pour que nous ne nous agglutinions pas pendant le voyage. Le maître rassembla ses affaires et ses vagues notions d’allemand, embrassa ses parents puis monta dans l’avion.

Il fut frappé par l’ambiance sereine de cette jeune et gigantesque métropole qu’est Berlin. Plus petite qu’Istanbul ! Gloussa t-il fièrement. On était bien loin de la fébrilité de l’embarcadère d’Eminönü et des engueulades fleurissant dans les embouteillages de Taksim ou de Levent. Il eut aussi l’impression que, les familles turques habitant à Kreuzberg, Neukölln ou Wedding ne vivaient pas si différemment de celles des quartiers populaires d’Istanbul. Il lui sembla même que sur certains petits détails, les Turcs Allemands étaient plus tatillons, comme le fait d’importer des marques locales : le café Kurukahveci Mehmet Efendi, les thés Çaykur, les fèves Baktat ou encore les pelotes de laine Leylak… Il lui fut facile de briller dans la diaspora et les clubs d’hommes de l’Adalbertsraße en disant où il travaillait. Il ne ressentit pas le fameux Multikulti au sein duquel Allemands dits de souche et Germano-Turcs étaient sensés vivre ensemble. Selon ses premières observations, les deux côtés se partageaient un même espace en assez bonne intelligence. Ils cohabitaient sans se mélanger.

Accueilli dans la famille d’Onür, Kadir comprit rapidement que Beyhan posait un cas de conscience pour ses parents et le voisinage. Journaliste, elle menait une vie de femme indépendante, semblait aimer les hommes — le sujet fut toujours soigneusement évité par ses parents. Ceux-ci hésitaient entre la fierté de montrer la réussite socioprofessionnelle de leur fille et la gêne d’une belle célibataire de 30 ans prônant un peu trop l’égalité des genres. Quoiqu’il en soit, ils comprenaient que la vie de leurs enfants serait différente de la leur. Beyhan n’habitant plus chez eux, Kadir se fit inviter chez elle par l’intermédiaire d’Onür. Au bout de la troisième soirée, rendez-vous fut pris pour une ballade au marché turc de Maybachufer. Le lendemain matin Kadir offrit un quatrième sachet de loukoums, à la rose cette fois-ci. Le maître confiseur profita du cadre bucolique de l’Urbanhafen pour signifier fort élégamment qu’il désirait donner une suite aux baisers du quai de Sirkeci. Beyhan ne parut guère surprise mais pensa ce qu’elle allait dire :

— Kadir, tu as toujours été beau garçon. Mais tu as ta vie là-bas, j’ai la mienne ici et nous avons deux familles qui sont ce qu’elles sont. Ado, j’ai vraiment lutté pour pouvoir sortir, avoir ma vie, étudier. J’ai même fait le mur pour voir mes petits copains. Le pire, c’est que je n’avais même pas l’impression d’être passée du côté des forces libres. Chaque fois que les médias d’ici parlaient de la Turquie, c’était toujours pour disserter sur les döner, les mariages forcés ou sur ces sales chômeurs d’Ausländer. Je suis devenue journaliste pour donner un autre regard sur les Turcs allemands et sur nos deux pays, tu comprends ? Même une partie de la Szene alternative ne me satisfaisait plus. J’ai bossé à Radio Multikulti mais le projet a fait son temps. Le multiculturalisme, c’est quand chacun fait son truc dans son pré carré sans s’intéresser à celui du voisin. Du coup, c’est facile de dire qu’on est tolérant. Maintenant, je bosse à la Neue Deutsche Medienmacher, un collectif de journalistes issus des immigrations, nous donnons notre regard culturellement hybride sur la politique, la gentrification des quartiers populaires… En ce moment, je couvre le festival Almancı ! 50 Jahre Scheinehe, un super projet sur l’immigration de nos parents vue par nous, leurs enfants. Et voilà que tu arrives avec tes loukoums et ton décret de mariage… Et que se passe-t-il si je dis non ? Tu vas nous la jouer à L’étrangère de Feo Aladag ? Tu l’as vu ce film ?

— Oui, sauf que je ne suis pas le grand frère Mehmet, je n’ai rien dit à tes parents et je ne te parle pas de mariage. Tu es journaliste, tu traques l’information ici et là, viens me voir à Istanbul et je reviendrai à Berlin. À Istanbul, tu récolteras de la matière pour tes articles et tu auras tes entrées dans toutes les boutiques de confiseries. Toi, tu m’apprendras l’allemand et m’initieras à la currywurst. Ça peut être bien comme ça, non ?

C’est à ce moment précis que moi et mes congénères avons joué notre rôle. Enfin, surtout moi, étant le dernier du cornet à entrer dans la bouche de Beyhan. Sûre d’elle, celle-ci scruta le confiseur qu’elle trouvait définitivement mignon. Bien que la bouche pleine de moi, la jeune femme émit un soupir de satisfaction et parvint à articuler :

— Hhmm, écoute, laisse-moi finir ce paquet de loukoums et tu auras ta réponse, ok ?

Un grand merci à Mélanie Tomans et Aurélie Vincent pour leurs astucieux tuyaux.


Texte écrit par Aymeric Bôle-Richard, pour Microtokyo, qui invite sur son site le texte de Matthieu Duperrex « Creuset et moules d’Istanbul», pour Urbain, trop urbain… dans le cadre du projet des vases communicants: “Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”

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2 Commentaires

  1. […] Ich komme aus Istanbul « Urbain, trop urbain […]

  2. Heureux vases communicants, qui permettent de croiser les regards sur la ville.
    — lignes bleues (louise Blau) sur « loin de la route sûre »…

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