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Karim – la ville est une arène #6

Karim – la ville est une arène #6

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Il transpire dans sa cuisine, il est apprenti cuistot, il coupe des légumes depuis 9h30 ce matin. Il a traversé la mer et il est arrivé par l’Espagne sans se poser de questions parce qu’il a toujours su. Su que son pays n’était pas adapté à lui ou plutôt l’inverse. Il a quitté la montagne et son village, les pierres sèches, les torrents, tout quitté sauf sa langue qu’il marmonne parfois secrètement et qui lui tient compagnie.

Son frère est devenu fou. C’est là que tout a commencé. Parti par un beau matin pour le service militaire, avec son allure fière comme en ont tous les Kabyles, l’œil clair, le visage impassible, et la famille le regardait avec un mélange d’admiration et de crainte. Lui était encore à l’école à cette époque et il avait vu son aîné partir comme ça, à pied, sur le sentier qui descend du village, dans le silence pudique qui précède les grandes séparations. On l’avait regardé partir, certains avaient regardé sa silhouette devenir de plus en plus petite et se fondre dans la couleur terne de la terre sèche, et puis, on ne sait plus à quel moment, tout le monde s’était détourné, enfin décidé à retourner à ses occupations.

Deux ans ont passé, il est revenu. Tout dans son physique voulait dire qu’il était transformé à jamais. Il a suffit d’un regard : lui comme tout le reste de la famille ont vu. Sur le visage de son frère, dans son regard, dans les plis de sa bouche, en un instant, ils ont compris. Les gestes de ses mains, la courbe de son dos, la pose de ses pieds légèrement désaxée sur le sol – c’est dans cet instant que Karim a pris sa décision.

La fuite oui, il ose se le dire pour lui seul. Il n’aurait pas honte de le dire à un ami, mais il n’en a pas. La fuite, c’est un mot derrière lequel personne ne sait vraiment ce qu’il faut endurer, mais à quoi bon tenter d’expliquer l’indicible : les regards sans fond de sa famille, les pleurs rentrés de sa mère qui se cache à la cuisine, les yeux écarquillés des petits frères et des petites sœurs qui interrogent les adultes muets, et la dette. La dette qu’on laisse derrière soi qui est comme une épine empoisonnée, qui promet des nuits sans sommeil pour les années à venir, qui est un remord vissé au corps des années.

À quoi bon expliquer, personne ne demande, personne. Personne ne veut entendre que la vie peut être si cruelle, pourtant par choix. Mais Karim ne se plaint jamais. Pour lire la détresse sur son visage déterminé et courageux, il faudrait soi-même être un fuyard. Pour lire la tristesse de sa solitude, il faudrait percer le digne masque de sa force et de son silence, seule réponse possible au poison qui le ronge.

Il a fui.

Clac clac clac font les coups de couteau sur la planche en frôlant tout juste ses doigts, devenus habiles, qui se reculent rapidement sur le dos luisant de l’aubergine ; clac clac clac fait dans sa tête le bruit sec du bâton sur le métal, c’est la passeur qui vient réveiller les hommes cachés dans le wagon de marchandises ; clac clac clac les bottes de cuir dur des policiers qui rôdent le long des quais à la frontière.

Floc floc floc les légumes plongent dans la bassine d’eau et ils y restent à flotter, pour ne pas noircir jusqu’à ce que le chef soit prêt à les dorer et à les mettre au four ; floc floc floc le bruit des flots nerveux sur le bois de la grande barque qui approche difficilement, moteur éteint, des rochers de la côte – à bord chacun est immobile et la tension tellement forte que le silence est hurlement.

La cuisine devient brumeuse de vapeur, dehors il fait si froid qu’on imagine déjà la belle neige de janvier, éphémère, qui deviendra grise en un instant sur les trottoirs de la grande ville, alors Karim revoit la neige fraîche et cristallisée des petits matins sur les collines. Il voit son frère, pitoyable, reclus dans sa chambre sombre. Il ne veut pas en sortir ni voir la lumière forte du jour, il parle peu et dort souvent mais d’un sommeil peuplé de cauchemars agités, agités parfois jusqu’à la démence. Karim l’a entendu parler plusieurs langues inconnues, comme un possédé traversé par les voix de tous les soldats du monde, comme si son corps était le lieu de passage de la folie de tous ces militaires qui n’ont pas réussi à fragmenter leurs cerveaux pour mettre d’un côté la terreur, les morts, les coups de feu, le sang et la cervelle, les entrailles, les mouches – et de l’autre côté, le reste.

Un jour de lucidité son frère est revenu à lui et il lui a dit en chuchotant…: « il ne faut pas que tu y ailles, là-bas, ce n’est pas la guerre c’est pire, tu ne sais même pas qui est l’ennemi, tu ne sais pas s’il viendra devant, là où tu surveilles, où s’il est caché parmi les généraux, les frères d’armes, on ne sait rien, n’y va pas Karim, n’y va pas, laisse les dire que tu es un lâche, que tu n’es pas un homme, n’y vas pas… »

Il s’endort. Deux heures. Il se réveille tout à coup, transpirant, la tête dans les mains et il hurle : « ils sont là, ils sont là, derrière, dans le petit bois, je les vois, tirez, tirez ! », ses yeux sont ouverts mais il semble ne rien voir, soudain il se jette en arrière et se frappe la tête contre le mur, une fois, deux fois, trois fois, maintenant il fait face au mur et sa force est invraisemblable – alors il faut l’attraper au milieu des hurlements, le tenir, le ceinturer, prendre les médicaments et lui enfoncer au fond de la bouche, il faut…

…la sonnette tinte sur le comptoir du cuisinier, les commandes arrivent, toutes à la fois. La vision de Karim s’immobilise – il resserre son tablier, il ajuste le filet sur ses cheveux, ça y est, le rush de midi, c’est parti.


La ville est une arène où les hommes sont dissous, c’est la série de l’été sur Urbain, trop urbain. Dix rencontres entre les textes de Jessica Bierman-Grunstein et les dessins de Sébastien Mazauric, alias Uttarayan… … à suivre par ici.

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