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Le lendemain de la veille urbaine #12: l’ingénierie

Le lendemain de la veille urbaine #12: l’ingénierie

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


Je vous dirai toute ma pensée et toutes mes espérances.

Je crois, pour ma part, que la tour aura sa beauté propre.

Parce que nous sommes des ingénieurs, croit-on donc

que sa beauté ne nous préoccupe pas dans nos constructions

et qu’en même temps que nous faisons solide et durable

nous ne nous efforçons pas de faire élégant ?

Est-ce que les véritables conditions de la force ne sont pas

toujours conformes aux conditions secrètes de l’harmonie ?

Le premier principe de l’esthétique architecturale est que

les lignes essentielles d’un monument soient déterminées

par la parfaite appropriation à sa destination. Or, de quelle

condition ai-je eu, avant tout, à tenir compte dans la tour ?

De la résistance au vent. Eh bien ! je prétends que les courbes

des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a

fournies, qui, partant d’un énorme et inusité empattement

à la base, vont en s’effilant jusqu’au sommet, donneront

une grande impression de force et de beauté ;

car elles traduiront aux yeux la hardiesse de la conception

dans son ensemble, de même que les nombreux vides

ménagés dans les éléments mêmes de la construction

accuseront fortement le constant souci de ne pas livrer

inutilement aux violences des ouragans des surfaces

dangereuses pour la stabilité de l’édifice.

La tour sera le plus haut édifice qu’aient jamais élevé les hommes.

Ne sera-t-elle donc pas grandiose aussi à sa façon ?

Et pourquoi ce qui est admirable en Egypte deviendrait-il

hideux et ridicule à Paris ? Je cherche et j’avoue que

Je ne trouve pas.[1]

Inaugurée le 15 mai 1889, la Tour Eiffel n’est détrônée du titre de plus haut bâtiment du monde qu’en 1929, avec les 313 mètre du Chrysler building de New York, lui-même surpassé un an plus tard par son voisin, l’Empire State building (378 mètres). Les prouesses des ingénieurs sont faites pour être dépassées. Le pauvre Gustave Eiffel, quoiqu’en dise l’extrait de lettre de défense que je vous livre aujourd’hui, était un peu gêné du succès de sa Tour aux 18.000 éléments qui en font le plus célèbre des spectacles urbains, un « spectacle regardé et regardant » (Roland Barthes). Blaise Cendrars, qui avait visité le vieil ingénieur, avait fait le constat suivant : « Eiffel lui-même était une victime de Viollet-le-Duc et s’excusait presque d’avoir déshonoré Paris avec la Tour. Depuis, ces malentendus-là ne m’étonnent plus ; mais je constate tout de même avec plaisir que le nombre des ingénieurs devient de plus en plus nombreux qui savent participer à l’esthétique d’aujourd’hui. »[2]

La part qu’il faut reconnaître à l’ingénieur dans la beauté d’une composition architecturale fait question. Pour Léopold Lambert interviewé par mon ami Francesco Cingolani, l’architecte devrait s’efforcer de résister aux ambitions technocratiques de l’ingénieur et se libérer formellement d’une rationalisation a priori de la composition architecturale : « l’architecture et l’ingénierie associées de trop près mènent inexorablement à un espace de contrôle ». À l’opposé, cette interaction de l’art et de la technique nous émeut souvent quand nous nous trouvons face à des œuvres d’architectes-ingénieurs aux fortes compositions structurelles, comme le Centre Pompidou par Renzo Piano, ou une gare de Santiago Calatrava. Ce sont pourtant là deux univers très différents, où les aspects structurels empruntent d’un côté à l’univers de la machine, de l’autre à l’organisme vivant. L’ingénierie « colle » à l’ouvrage et provoque en grande partie l’événement esthétique et symbolique (celui de « signal urbain », bien souvent) des grandes structures : Tour Eiffel, tours Petronas, stade Olympique de Rome, Viaduc de Millau, pont de Brooklyn et bien d’autres.

Antoine Picon a souvent traité de cette question de la relation de l’ingénieur et de l’architecte dans ses ouvrages et articles. Selon lui, la notion de structure a une histoire qui la rend porteuse, dans la modernité, d’un certain nombre de clivages, notamment idéologiques et professionnels : opposition du beau et de l’utile, conflit d’autorité entre architecte et ingénieur.[3] L’autonomie esthétique des structures contemporaines ne signifie pas pour autant que ces clivages sont irréductibles : elle désigne au contraire un point d’articulation de l’ingénierie avec la création artistique. Cecil Balmond qui a quitté il y a peu la société d’ingénierie Arup Partners a travaillé avec les plus grands architectes contemporains — Rem Koolhaas, Álvaro Siza, Toyo Ito, Daniel Libeskind, Frank Gehry, etc. — et surtout sur les plus belles de leurs réalisations. Il est la figure exemplaire de l’implication de l’ingénieur dans la conception architecturale. « Classiquement, dit-il, on entend dire que l’architecte s’occupe de l’art tandis que l’ingénieur résout les problèmes techniques. À la longue, l’architecte perd le sens de la technique. Moi ce qui m’intéresse, c’est le processus. Les architectes avec lesquels je travaille sont pareillement concernés par le processus. »[4]

Devant un projet, l’ingénieur cherche en premier lieu les points d’appui les plus judicieux pour conduire les forces de façon rationnelle et économique, pour organiser la structure. Les détails d’exécution que l’ingénieur ne doit pas négliger sont notamment les liaisons des éléments de l’ossature, les nœuds d’armatures, les ancrages, les contreventements, les appuis… D’où vient la beauté, sinon de l’accomplissement de cette recherche dans l’art de construire ? Cet art est un processus, comme le souligne Cecil Balmond, mais c’est aussi une forme d’arène démocratique où se rencontrent les acteurs du bâtiment, y compris leurs usagers. Construire consiste en l’association du parti architectural, d’un parti constructif et des conditions de réalisation. Nicolas Esquillan énonçait, dans sa conférence de Madrid du 16 novembre 1971, que « composer, c’est rechercher l’unité de structure et de forme et améliorer le cas échéant les proportions du projet sommaire initial. Dans un ouvrage d’art, dans toute construction, il faut atteindre la simplicité, la sobriété et la franchise du parti ».[5] Cette idée de « franchise du parti » est fondamentale ; elle rapporte la complétude de l’œuvre architecturale complexe à un horizon qui n’est pas seulement esthétique, mais éthique. Et dans la contemplation d’une belle structure, je crois assez vrai qu’il y a quelque chose de confusément moral venant se mêler à notre sentiment esthétique. J’ai d’ailleurs beaucoup d’admiration pour l’ingénieur Esquillan, comme on en a à l’égard d’une figure héroïque. C’est à lui que nous devons la conception du CNIT de la Défense — un ouvrage qui détient toujours, sauf erreur, le record du monde de portée et le record du monde de la plus grande surface portée par point d’appui (7.500 m2). Sa maîtrise du béton a inspiré les plus grands architectes, pensons par exemple au TWA Terminal du JFK International Airport par Eero Saarinen. Le rôle de l’ingénieur serait de confier à la matière de l’architecture une valeur d’échappement et d’élévation par laquelle le parti formel de l’œuvre prend pour nous valeur de vérité ou de « fidélité à l’événement », comme le dit Alain Badiou.

Paysages urbains, le film en ligne

Changement complet de sujet. Cette semaine était enfin disponible sur le site de Land (et Vimeo, Dailymotion, Youtube) le film Paysages urbains. Il me touche beaucoup dans la façon dont il aborde, très finement, l’espace improbable et neutre d’une zone hôtelière de Rungis, à côté du fameux pont (qui n’en est pas un) « Pondorly », à l’enseigne lumineuse « Metropolis », qui m’a toujours intrigué quand je me rends à Orly. Le site dédié à ce projet de docu-fiction qui donne beaucoup à penser sur nos espaces périurbains, contient également quatre explorations parallèles au film : une exploration aérienne (carte GoogleMap avec liens vers extraits du film et musique) ; une exploration sonore (musique en écoute et téléchargement gratuit) ; une exploration graphique (esquisses réalisées pendant la préparation) ; une exploration textuelle (texte de la voix off avec références bibliographiques). Je vous laisse en compagnie du film en son entier (quinze minutes environ).

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

Dernier livre auquel j’ai participé, au cas où vous voudriez l’acheter  http://ow.ly/3Ba0X // Quand l’automate est en panne, l’humain revient http://ow.ly/3Ba3O (rappelle le « Groom en grève » de Latour) // Un paquet de chips froissé? Non, du Frank Gehry http://ow.ly/3Binc // New York by Gehry http://ow.ly/3Bmrt // Le Corbusier & Pierre Jeanneret: Five Points towards a new architecture http://ow.ly/3C6OZ (1926) // Lettre de Kerouac à Brando, à propos de « On the road »: fais en un film, et t’inquiète pas pour la structure http://ow.ly/3CKr9 // Des centaines d’affiches et de graphismes sélectionnés pour le plaisir http://ow.ly/3CKub // Shanghai : Its urbanization and culture http://ow.ly/3CKvg [Book online] // Urban Sound Ecology, a research initiative dedicated to recording & archiving soundscapes of Canadian Cities http://ow.ly/3CKyo // Soundcities rassemble depuis 12 ans des sons de villes du monde entier http://ow.ly/3C6Xa // La ville et les herbes folles: une botanique urbaine de Madrid http://ow.ly/3DpSa // Rituels urbains, les monuments à cadenas http://ow.ly/3DpUA // Ne pas trouver son chemin dans une ville, ça ne signifie pas grand-chose http://ow.ly/3DpWW // La mondialisation fait-elle un monde habitable? http://ow.ly/3C6SS article de Bruno Latour // Pop-up toulousain http://ow.ly/3D221 // Postmoderne ou poste de police? — Ricardo Bofill http://ow.ly/3D0au // Installation lumineuse dans le cloître de Salisbury http://ow.ly/3DZzd // Qui n’a pas rangé ses Lego®? http://ow.ly/3DZAc // Visages-paysages http://ow.ly/3DZAW // La canopée de Baltard selon Zola http://ow.ly/3DZBU // Où les américains ont ils vu le plus d’OVNI? Une cartographie http://ow.ly/3DZCD // Suburbia mexicana: fragmented cities http://ow.ly/3DZQ7

***

[1] Gustave Eiffel, « La colonne de tôle boulonnée », réponse à la lettre de protestation des artistes parue dans Le Temps le 14 février 1887 et signée, notamment, par Maupassant. Pour l’anecdote, Roland Barthes raconte que « Maupassant déjeunait souvent au restaurant de la Tour, que pourtant il n’aimait pas : c’est, disait-il, le seul endroit de Paris où je ne la vois pas. »

[2] Blaise Cendrars, « La Tour Eiffel », Extrait d’une conférence faite le 12 juin 1924 à Sao Paulo, Aujourd’hui, p.80.

[3] Téléchargez l’article d’Antoine Picon, « La notion moderne de structure », Les Cahiers de la recherche architecturale, n° 29, 1992, pp.101-110.

[4] Téléchargez la fiche pédagogique sur Cecil Balmond, éditée par arc en rêve.

[5] Nicolas Esquillan, Écrits d’ingénieurs, Éditions du Linteau, 1997, p.169.

Auparavant

Pas folles, les herbes #2 Madrid

Ensuite

Tour calcinée, stèle du temps présent

2 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Ethel Baraona Pohl. Ethel Baraona Pohl a dit: RT @urbain_: Notre chronique: #architecture et ingénierie http://ow.ly/3EVEO [Gustave Eiffel, Nicolas Esquillan, Cecil Balmond] […]

  2. […] cachait déjà pas sa passion pour les études atmosphériques à l’époque de la construction de la Tour. C’est le premier avion à structure métallique construit en série. Il utilise un alliage […]

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