Et in Arcadia ego
Cet article a initialement été publié en papier dans le deuxième opus du Journal Bitume intitulé “Au Bord du Woigot”. Ce numéro publié par les éditions HYPERVILLE croise des expériences et des contenus sur les thèmes de la fiction, du chantier et de la nature, et interroge les enjeux des relations entre cinéma et construction dans le paysage rural.
Ainsi, on a projeté des folies, de petites architectures dans le miroir clair d’un cours d’eau. L’imagination collective s’est emparée des rives arborées du Woigot, un nom dont les assonances rhénanes évoquent presque le mythe des Niebelungen, Siegfried et le dragon dans la forêt. Mais les habitants et les architectes ont troqué ici la pesante épopée wagnérienne pour revendiquer une poétique plus modeste. Où logerait-on d’ailleurs le dragon aujourd’hui ? À la centrale nucléaire de Cattenom, toute proche, dont les militants de Greenpeace clament la dangerosité ? On le sait, notre monde ne tourne pas très rond et nous donne souvent l’occasion de peindre des tableaux noirs d’inquiétude. Et cependant, contre l’évidence du destin, certains construisent parfois des îlots de résistance joyeuse, de sorte que si nous ne nous faisons en définitive aucune illusion, nous aimons que la vie puisse laisser prise aux enchantements renouvelés de la fiction d’habiter le monde. Oui, il est des circonstances où nous pouvons dire « moi, je suis aussi en Arcadie », Et in Arcadia ego.
Les berges des rivières ou bien les îles fluviales ont souvent ce mystérieux potentiel de générer des histoires de ralliement à une communauté choisie. La peinture, la littérature et le cinéma prolifèrent de pareilles échappées pour l’imaginaire au bord de l’eau. Les acteurs de ces utopies (faut-il vraiment continuer à utiliser ce terme ?) ne sont pas dupes, mais ont au contraire pleinement conscience de la part de jeu qu’ils investissent dans l’édifice fictif. Ainsi, la noblesse versaillaise de Watteau fait « comme si » elle embarquait pour Cythère, Tom Sawyer et Huckleberry Finn font « comme si » leur île déserte était le repère des pirates. D’ailleurs, en filiation évidente avec l’œuvre de Mark Twain, je mentionnerais le film Mud de Jeff Nichols. Dans cette fiction, deux jeunes garçons découvrent sur une île sableuse du fleuve Mississippi un bateau suspendu dans les arbres, sans doute un legs de l’ouragan Katrina. Ils voudraient en faire une cabane, un lieu des secrets de l’enfance, mais un homme aux abois l’a déjà adopté pour refuge. Les trois personnages s’amadouent et se lient d’amitié autour du chantier de remise en état du bateau, seul espoir de rédemption pour le fuyard. L’île devient une parenthèse pour une société naissante, mais la menace est toujours là, dans les bayous tout autour.
Films À voir
La communauté de la rivière est belle mais fragile comme une brume sur l’eau, elle ne va jamais de soi et elle est parfois impossible. C’est ce que relate le documentaire du jeune artiste Clément Cogitore (sélectionné pour le prix Duchamp 2018). Dans Braguino, on découvre qu’une famille russe s’est établie il y a trente ans près d’une rivière de la taïga sibérienne, à 700 kilomètres de toute autre présence humaine. On y voit des enfants blonds jouer sur une petite île, à l’abri des ours, pendant que les hommes vont chasser le cerf ou l’ours en forêt ou bien les canards sur la rivière. Ce pourrait être une fable écologique merveilleuse, un hymne à l’autosuffisance, mais voilà, l’imaginaire s’enraye : en face de la famille de Sacha Braguine est venue s’installer une autre famille. Ce sont les Kilines, dont les enfants sont aussi implacablement blonds et rêvent aussi de jouer sur l’île. Or, si les enfants tentent de bâtir de nouveaux mondes, les adultes s’affrontent, des limites de propriété se dressent, la communauté est niée, et l’autre, le voisin, devient « pire qu’un animal ». Dans ce film-ci, la parenthèse utopique d’un éloignement du monde comme il va (en général mal) se referme en piège terrible et oppressant, chacun devenant le prédateur de l’autre. Il semble que lorsque plus personne ne veut jouer « comme si », le terrain commun s’émiette et disparaissent alors avec la fiction les perspectives résidentielles qui auraient pu s’accorder ici, au bord de l’eau.
Changement de rive. Le Collectif Etc sera en mai prochain dans la lagune vénitienne pour participer au chantier du pavillon français de la Biennale internationale d’architecture, dont Encore Heureux Architectes est commissaire pour cette seizième édition. Cela me rappelle que, pour ma part, lorsque je vais à Venise, je descend toujours sur le Grand Canal à la Galerie de l’Académie pour rendre visite à un tableau de la salle n°7. Je les enjoins de faire ainsi, d’aller contempler à leur tour « La Tempête » de Giorgione, petite huile sur toile datée de 1503. Les personnages qui y sont dépeints ne font référence à aucune scène de genre, mythologique ni biblique. Au bord d’un bras mort de rivière, à moins que ce ne soit un canal, une Vénus allaitant un enfant, à moins que ce ne soit une bohémienne, et un soldat passant qui regarde ce sein découvert, à moins que ce ne soit un pâtre dont on ne voit pas le troupeau. Voilà pour les humains. Il y a en fond de cette pastorale une ville médiévale déserte avec de hautes cheminées. Le ciel s’emplit de nuages noirs. Les saules et les frênes ploient légèrement de leurs ramures vertes sous le vent. Et sur le toit de la plus haute tour, une tache laiteuse légèrement cendrée qui équilibre la brisure de l’éclair. Qu’est-ce ? On s’approche pour mieux voir.
C’est un échassier, un grand héron, prédateur des rivières et des étangs, curieusement perché. Peut-être incarne-t-il le blason de cette cité muette qui attend la tempête ? Peut-être annonce-t-il quelque sacralité païenne ? On ne peut s’empêcher en tout cas de penser que cet oiseau pêcheur est intimement lié aux humains qui composent avec lui une fragile Arcadie, une communauté précaire qui semble s’abriter dans une parenthèse du temps, entre la ruine des anciens fastes et la catastrophe annoncée par l’éclair et les nuages. On entend tonner, car c’est certain que le fond du ciel gronde ! Quelque chose se passe lorsque rien ne se passe, dans ce moment suspendu au surgissement prochain de la tempête. Ce que l’on voit et admire dans la toile de Giorgione, ce sont trois êtres de la métamorphose. Ce ne sont pas des figures allégoriques qui feraient signe ou citation vers autre chose qu’eux-mêmes. Ils appartiennent à l’instant en suspens, à la rivière, à une nature interstitielle. La propriété la plus manifeste qui nous semble caractériser cette relation entre les êtres, c’est la « latence ». La latence, qui vient du latin latens (caché), désigne une durée entre quelque chose qui n’est plus (une action, un événement) et quelque chose qui n’est pas encore (une réaction, une histoire). Cette durée est affectée de précarité mais elle est riche en perspectives mondaines, en récits. Par-delà l’effondrement advenu et à venir, quelque chose de possible s’augure, quelque chose perpétue sa puissance d’exister. Le commun est latent, c’est-à-dire qu’une forme de société de la rivière s’annonce dans cette scène mais l’on ne peut deviner lequel de ses personnages équilibrera la relation pour ouvrir une durée à habiter, du berger ou du soldat, de la bohémienne ou de la Vénus, du héron ou de l’Esprit saint. Et quant à l’enfant ? Eh bien peut-être est-ce ce commencement de la communauté, la nécessité d’une perspective résidentielle. Allons à Venise poursuivre la spéculation et faire proliférer nos Arcadies.
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