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Miroirs de la ville #5 Dans quels mondes vivons-nous?

Miroirs de la ville #5 Dans quels mondes vivons-nous?

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Le mardi matin, Urbain, trop urbain promène un livre le long du Web. Les liens reflètent une veille hebdomadaire diffusée sur TWITTER, mais c’est le livre qui va s’y mirer. Tirer de cet exercice spéculaire un répertoire symbolique, une éthique de la ville, comme le voudrait le genre du miroir ?

> Miroir à partir de Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy, Dans quels mondes vivons-nous ? (Éditions Galilée, 2011).*


Quel sens donner au monde ? Question plus philosophique que scientifique sans doute. Quoique… le développement des sciences donne en la matière l’occasion de déploiement de nouvelles allégories et quêtes du sens. Comme si la pensée scientifique ne s’opposait pas à la pensée mythique. En tout cas, du cosmos ordonné et un, l’image se fracture irrémédiablement. Sans quitter notre Terre, si tardivement attestée comme une par l’expérience sensible, de l’univers, il faut accéder à la représentation inouïe de multivers et renverser, de façon résolue, le couple ordre \ un. Avec Aurélien Barreau et Jean-Luc Nancy, cosmologie et métaphysique unissent leurs concepts à cette exploration d’une faille dans l’Un de l’univers qui devient pro-position de mondes, au pluriel.

C’est inévitable. La question du sens démultipliée par la pluralité des mondes infléchira en retour la position du sujet qui interroge : la subjectivité est un effet du monde, et pas sa garantie ultime, comme dans la philosophie héritée de Descartes, même ébranlée par l’inquiétude pascalienne. Pas de nuit étoilée pour réverbérer la morale en moi. C’est-à-dire que le sujet ouvre aussi un écart en lui-même : il n’est pas un mais plus d’un à son tour. De l’un et de sa constitution, les deux auteurs écrivent ici, se répondant, l’un après l’autre : c’est un chiasme plutôt qu’une écriture conjointe.


« Plus d’un » au sens comptable veut dire qu’il y a de l’excès, un jeu de dépassement de l’unité à ce qui la dépasse, l’agrège et la met en série. La population du genre humain, qu’est-ce d’autre qu’une multitude d’une même juridiction, l’humanité ? Nous vivons ce « plus d’un » de la croissance de notre espèce, du recouvrement numérique du monde, démultiplié en force par l’entreprise/emprise technique. Le « plus d’un » comme hégémonie, donc.

Mais en deçà du comptable, du numérique, de l’un s’ajoutant à l’un indéfiniment, il n’y a pas que l’addition ; il y a le rythme, la pulsation : « “Un”, peut-être, serait affaire de rythme et non de compte, et non de nombre du rythme — 3, 4, etc. — mais de mouvement, d’allure, d’allant et de pulsation. » (p.33). Cette notion d’allure et de pulsation, qu’on retrouve chez Deleuze, porte la question de l’individuation : qu’est-ce qui sonne comme un être dans cette procession de l’Un ? C’est l’un en tant qu’il sort du nombre qui révèle le monde. Ailleurs, Jean-Luc Nancy déclare trouver « que l’on comprend bien le sens du mot “monde” si on pense à ce que l’on dit quand on parle du “monde de Proust” ou du “monde de Le Corbusier” : c’est une totalité, mais pas au sens de fermé, de clos, à l’intérieur de laquelle certaines valeurs de significations circulent. Au premier coup d’œil, on va reconnaître un croquis de Le Corbusier ou un tableau du Caravage, on ne va pas penser à Wright ou à Raphaël. C’est cela un monde, on pourrait dire que c’est un style, une manière. »

Dans La ville au loin, Jean-Luc Nancy écrit encore que la ville est développement incessant de son unité originaire comme civilisation : elle est « tout autre chose que l’invention technique d’un certain type d’organisation de l’habitat, du commerce et de l’administration. Elle est véritablement l’invention du mode infini de circulation du sens. » (p.113) Signes, machines, nature naturante et prolifération de finalités : il y aurait toujours un élan, une visée ou une histoire pour un être, même si « Dieu est mort », comme l’a clamé Nietzsche. Cet élan, c’est une poussée dehors, comme la différance de Derrida.

« S’il y a une unité du monde, ou plus exactement si le “monde” peut être pensé comme l’unité non numérisable de l’être, de cet être compris comme singularité rythmique et selon cette “essence ternaire” de l’infini dont parlait Derrida, il faut qu’elle soit de cet ordre de la profusion des espèces, des aspects et des manières de l’existant, de la poussée prolifique des vivants et de cette autre prolifération qui est celle de nos machines, appareils, engins, instruments, moteurs, organes greffés, transorganiques, virtuels, fiduciaires, fictifs. » (p.39)


Dans la querelle du sens, et notamment dans la philosophie analytique, une pluralité des mondes est admise, il y a du « plus d’un » (mondes possibles de Lewis, mondes construits de Goodman). Une dynamique de différenciation et d’hétérogénéité éclate l’unité du monde. « Le capitalisme constitue l’exposition en valeur de l’infinité proliférante des fins et du sens dans laquelle la technique nous a introduits. » (p.85).

L’art dit quelque chose de cet éclatement par la diversité de ses pratiques ou « manières de faire des mondes ». On passe « de l’endo-sensation à l’exo-sensation » comme l’écrivaient Deleuze et Guattari à propos de Matisse quittant la peinture de chevalet. Jusqu’à récemment (est-ce fini ?), seule la science avait répugné à cet éclatement, toujours à la recherche d’une théorie « unifiée ».

Ce jeu de l’Un oscille donc entre répétition et différenciation, nombre et rythme, signification et pratique. Jean-luc Nancy en déduit le jointoiement tout particulier que désigne le monde entre les deux régimes de la construction (jeu des fins et du sens) et de la déconstruction (jeu des fins déroutées de leur sens comme moyens).

« L’automobile a engendré l’autoroute qui a engendré de nouveaux modes et de nouvelles normes de déplacement. Elle est aussi en train de mettre la ville devant la nécessité de réinventer à la fois ses moyens de transport (tram, etc.) et, à terme, ses finalités mêmes de “ville”. » (p.83)


Comment ne pas ruiner alors la structure de rapports qu’on nous a léguée ? Le cosmos de la composition et des fins offrait une architecture géométrique et un agencement de paradigmes (les ordres de Vitruve) au travers de constructions. L’ordre leibnizien, inspirateur de la cybernétique, absorbait et subsumait le chaos comme étant en fait une multitude d’ordres mineurs, de sorte que l’ordre était un « ordre-miroir », indéfiniment réfléchi à des échelles d’existence différentes.

Mais un détour par l’anthropocène nous convainc de la faillite de cette conception. L’urbanisation a entrainé la mobilisation effrénée de ressources énergétiques nécessaires à l’édification : l’ordre génère l’entropie ; et c’est peut-être anecdotique, mais la manifestation concrète de ce phénomène à la surface du monde habité coïncide avec l’énoncé des lois de la thermodynamique et avec la mise en question philosophique de l’ontologie… Tout référentiel unitaire saute ou du moins est en crise.


Le philosophe Sloterdijk propose en conséquence une « écumisation » du monde. Le monde devient morphologiquement apparenté à l’écume. « Vivre dans les temps modernes, c’est payer le prix de l’absence d’enveloppe », car toute échelle de pensée globale se rapportant in fine à un cercle autoréférenciel et un, seule l’écumisation du monde (l’explosion des sphères) constitue une parade à l’uniformisation conceptuelle.

Par-delà construction et destruction, qui s’engendrent dans le régime du monde un, la philosophie de Jean-Luc Nancy invite pour sa part à explorer le concept de « struction », qui est moins de l’ordre de l’organisation que de l’entassement, de la contiguïté sans coordination. L’architecture, l’agencement des rapports de contact entre les êtres ? Usés et révolus. Ce qui signifie rien moins que d’abandonner l’essence au multiple des formes sans chercher à l’ordonner (quelque chose d’une politique commence-t-il à s’énoncer ?). Quels sont les mondes possibles de l’architecture ? L’art du « Nothingness » de Slavoj Žižek décliné en architectures singulières de retrait du monde, ou le nomadisme fuyant la mégapole de la géopoétique ?

« Alors que le paradigme avait été architectural, et par conséquent aussi, de façon plus métaphysique, architectonique, il est devenu d’abord structural — composition, certes, assemblage, mais sans finalité constructive — puis structionnel, c’est-à-dire relatif à un assemblage labile, désordonné, agrégé ou amalgamé plutôt que conjoint, réuni, assorti ou associé. » (p.90)


Monde sous cloche, conservatoire, de l’Eden project de Nicolas Grimshaw & Partners, ou de la Nasa… Dystopies de Coruscant ou du modernisme… D’Arcosanti, le rêve debout de Paolo Soleri, aux fantasmes de papier d’Archigram : utopies et anti-utopies se disputent les mondes possibles. Mais ce sont encore des engendrements métaphoriques de l’Un.

L’amoncellement des parties, des zones, des clusters, des territoires produit au contraire un monde d’une plasticité étonnante, soumis à une grande diversité de savoirs, une masse dont on répugne définitivement à la penser sous un seul angle. La pluralité de ces éléments — qui sont complexes et forment en eux-mêmes des milieux — n’entre pas dans une construction unitaire, mais bien davantage dans « une espèce de création continue où se renouvelle et se relance incessamment la possibilité même du monde » (p.95).

Il est bon de se souvenir de la pluralité des mondes vécus et perçus que nous ont enseignés les éthologues. Nos écologies et nos économies, au pluriel, relèvent d’une écotechnie. S’y renégocient les ressources et les milieux : allons vers une architecture de mille milieux, s’il faut conserver le terme d’architecture. On ne peut, enfin, référer ces régimes du monde à un dessein intelligent : à nous de réinventer des finalités, du sens.

La politique réduite au « maintient de l’ordre » dit assez la nécessité de « sortir du tout-normé, tout-rangé, tout-réglé, tout-structuré, tout-aligné. Sortir qui ne serait pas pensé comme déchéance ou démission, mais comme abondance et ambition. » (p.145). L’architecture est dépassée par une « archi-écriture du chaos » (p.149).

Chez Steven Holl, architecte maître de la lumière, la porosité (et donc le vide) devient une nouvelle surface de contact, qui agence en profondeur les blocs de matière. Wang Shu transforme le chantier de démolition en outil d’apprentissage et de construction d’une architecture mieux reconnaissante de la longue durée des cultures.

Ce chaos qui peut devenir danse des formes, le disent également et la glaise meuble et protéiforme des mythologies primitives de Miquel Barceló, et la croute fissurée de signes des toiles de sable irréductible d’Antoni Tàpies qui retourne à la terre, voici à peine hier.

>> Ce livre m’a été conseillé (imposé ?) par repeatagain sur Twitter. Suivez vous aussi Urbain, trop urbain sur Twitter et essayez de deviner ce que sera le prochain miroir de la ville !


Dans quels mondes vivons-nous ?

Aurélien Barrau et Jean-Luc Nancy

Date de parution : 22/09/2011

Éditions Galilée, collection « La philosophie en effet »

152 pages — 26 € TTC

Et si vous achetiez cet ouvrage chez un libraire ?

Ombres blanches, Le Genre urbain, Mollat, Decitre (liste non exclusive).

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Miroirs de la ville #4 Le cœur d’une ville… hélas !

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Marseille L2 tour

1 Commentaire

  1. […] nous sommes déjà demandé ici ce que devenait, dès lors, la figure de l’architecture comme instance de l’ordonnancement […]

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