Oh couleurs !
Entretien avec Constance Rubini
*
Jean-Philippe Peynot – Pourquoi une exposition sur la couleur dans un programme culturel consacré au paysage ?
Constance Rubini – Dans le design, la couleur est omniprésente. C’est la première chose qui vous permet de mettre en valeur un objet, et cependant les historiens du design n’en ont pratiquement pas parlé. Les historiens du design parlent de la forme, des nouvelles technologies, des processus de fabrication, des nouveaux matériaux, mais ils ne parlent presque jamais de la couleur. J’ai pensé qu’il y avait là un bon sujet pour faire une exposition. Et puis, j’ai parlé de cette exposition à Claire Andries, la directrice générale des Affaires culturelles de Bordeaux, alors qu’elle mettait en place sa programmation autour du paysage. Je lui ai parlé de cette exposition sur la couleur, parce que je l’imaginais, non pas comme quelque chose de linéaire avec un début et une fin, mais au contraire comme une sorte de paysage sans fin, multifacettes, un paysage coloré.
*
J.-P. P. – Comment définiriez-vous le lien entre la couleur et le paysage, tel que vous avez pu l’envisager en préparant cette exposition ?
C. R. – Ce lien est de l’ordre de la métaphore. Ce n’est pas tant la couleur du paysage que la couleur comme paysage. Dans cette exposition, on ne raconte pas une histoire linéaire. On présente un ensemble d’objets sous différents aspects, différentes facettes.
*
J.-P. P. – Et en ce qui concerne, plus précisément, le lien qui unit couleur et géographie, et son exploration avec Annie Mollard-Desfour ?
C. R. – Avec Annie Mollard-Desfour, nous avons remarqué que dans le sud-est de la France, la couleur jaune est omniprésente. Le jaune domine dans les faïences de Marseille au XVIIIe siècle. Le jaune domine aussi dans le célèbre atelier de céramique Madoura, à Vallauris. Le jaune domine encore dans de nombreux produits, par exemple le Ricard. Et lorsque Gaetano Pesce ou Martin Szekely sont invités à produire des objets en collaboration avec le CIRVA, le Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques de Marseille, là encore certains de ces objets sont jaunes, et notamment le grand plat que Gaetano Pesce a intitulé Jaune Vieux Port, et le vase que Martin Szekely a intitulé Françoise, du nom de la directrice du CIRVA. J’ai posé la question à Martin Szekely : « Pourquoi avoir utilisé la couleur jaune pour le vase Françoise ? » Et il m’a répondu ainsi : « Parce que lorsque je suis arrivé à Marseille, il y avait le soleil, il y avait un climat, une atmosphère, et l’évidence de la couleur jaune ».
*
J.-P. P. – Vous avez aussi invité Irma Boom, illustratrice et typographe, qui a travaillé sur le lien entre couleur et paysage.
C. R. – Irma Boom avait fait un travail qui m’intéressait beaucoup, et qui consistait en la retranscription en couleur de tous les sites naturels qui sont classés au patrimoine de l’UNESCO. Lorsque je lui ai proposé d’exposer ce projet, Irma m’a répondu qu’elle préférait travailler sur la couleur de Bordeaux. Elle a donc conçu, pour l’exposition, un papier peint aux couleurs de Bordeaux.
*
J.-P. P. – Le lieu où se déroule l’exposition a-t-il influencé le contenu de l’exposition ?
C. R. – Oui, l’exposition a lieu dans un bâtiment situé à l’arrière du musée, à l’emplacement de l’ancien jardin de l’hôtel de Lalande [bâti au XVIIIe siècle]. Au XIXe siècle, l’hôtel de Lalande abrita la police municipale. À cette époque, un bâtiment fut construit sur l’emprise du jardin, pour servir de prison. Cette ancienne prison est constituée de deux espaces symétriques : deux cours centrales, et de part et d’autre de ces cours, les cellules où étaient enfermés les prisonniers. Chaque espace correspond à une facette de l’exposition. Ainsi, dans l’une des cours, on a disposé des objets aux couleurs irisées, d’origine naturelle aussi bien qu’artificielle. Il y a là, à la fois des scarabées ou des papillons, extraits directement du paysage naturel, des céramiques de Clément Massier, des objets du designer Jean-Baptiste Fastrez, des robes de Paco Rabanne, etc. Avec ces couleurs changeantes, qui existent déjà dans le paysage à l’état naturel, on s’aperçoit que la couleur n’existe pas en soi, qu’elle a toujours besoin d’un support matériel et de la lumière pour exister. Elle existe de la même façon dans le paysage naturel, et dans le paysage artificiel créé par l’homme.
*
J.-P. P. – Vous venez de définir la couleur. Comment définiriez-vous le paysage, en quelques mots ?
C. R. – Le paysage est l’ensemble de ce qui nous entoure, aussi bien ce qui est naturel qu’artificiel. C’est le contexte dans lequel nous évoluons. À la différence de la nature, le paysage est construit. À la différence de l’architecture, qui est toujours limitée par des formes finies, il est sans fin. Le paysage, c’est l’espace sans fin, le ciel sans fin.
*
J.-P. P. – Avec cette saison culturelle, Bordeaux célèbre la LGV (ligne à grande vitesse), permettant de rejoindre Paris en seulement 2h04 (depuis le 2 juillet 2017). En 2010, vous avez été commissaire de l’exposition La Ville Mobile, à Saint-Étienne. Quelles étaient les conclusions de cette exposition ?
C. R. – Nous avions justement dédié une grande partie de l’exposition à Bordeaux, parce qu’elle était déjà une ville emblématique de cette nouvelle mobilité. L’aménagement des quais de la Garonne pour les loisirs, et la façon dont les déplacements à bicyclette avaient été privilégiés et « portés » politiquement, en faisait une ville exemplaire. Bordeaux a aussi conservé une échelle humaine. À bicyclette, on peut la traverser en quinze minutes. Aujourd’hui, la mobilité est à la fois physique, dans les moyens de transport, dont le TGV, mais aussi dans les technologies de communication numérique, et grâce à cela, on a plus besoin de vivre au centre d’une capitale pour être au courant de tout et participer de la vie culturelle. C’était la principale conclusion. Au XXIe siècle, les villes dans lesquelles nous aurons envie de vivre seront des villes semblables à Bordeaux.
J.-P. P. – Quel rôle le design peut-il jouer dans ces transformations de nos villes, paysages et modes de vie ?
C. R. – Le design est un révélateur des transformations de la société. Le designer, à la différence de l’artiste, intervient de manière pragmatique ; il accompagne les changements. L’évolution des objets, de l’usage que l’on en fait, et les nouveaux usages que l’on invente nous apprennent beaucoup sur l’évolution de la société. Actuellement, on assiste, de ce point de vue, à une véritable révolution.
Oh couleurs ! Le design au prisme de la couleur Exposition au musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux Du 29 juin 2017 au 05 novembre 2017 Ouvert de 11h – 18h | fermé mardis et jours fériés Voir en ligne.
Pas encore de commentaire