Miroirs de la ville #12 Une histoire du bombardement
Le mardi matin, Urbain, trop urbain promène un livre le long du Web. Les liens reflètent une veille hebdomadaire diffusée sur TWITTER, mais c’est le livre qui va s’y mirer. Tirer de cet exercice spéculaire un répertoire symbolique, une éthique de la ville, comme le voudrait le genre du miroir ?
> Miroir à partir de Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement (Éditions de La Découverte, 2012).*
Dès le premier fragment de son livre, Sven Lindqvist rapporte le comportement mimétique de l’enfant jouant à la guerre et jouissant de la supériorité sans équivoque de sa domination sur la mort :
« Aussi loin que je remonte dans mon enfance, je ne me rappelle pas avoir fait pipi une seule fois, par terre ou dans les cabinets du jardin, sans objectif à bombarder. » (p.13)
Si l’histoire du bombardement moderne débute en 1911 par l’attaque aérienne d’une oasis voisine de Tripoli, si Chechaouene au Maroc (1925) a précédé les 5771 bombes de Guernica en Espagne (1937) comme terrain d’expérimentation de la destruction des villes par survol, cette histoire dépasse de loin celle d’une évolution linéaire des thanato-technologies dans la sophistication et la puissance de feu.
Dès l’invention des frères Montgolfier, il s’en trouvait un, dans l’assemblée des spectateurs médusés du 21 novembre 1783, pour immédiatement rêver des applications militaires du ballon. Idem le 17 décembre 1903, lorsque le premier avion propulsé par un moteur décolle ses roues du sol : certains voient un avenir où l’avion remplace la Ford T au coin de la rue, les bienfaits de l’air, le message de paix de ces ailes qui tutoient la voute céleste… mais d’autres pensent aussitôt que l’aviation rime avec la démocratisation de la guerre : plus personne ne sera à l’abri derrière la ligne de front. Paul Virilio décrit cette révolution comme « indispensable à l’analyse du phénomène urbain » (cf. L’insécurité du territoire et son prologue, « Urbain, trop urbain »).
Après les essais de la première Guerre mondiale, qui furent surtout d’artillerie bien qu’on ait eu peur des airs, l’italien Guilio Douhet est sans doute le premier à dresser la froide théorie du bombardement des villes, dans Il dominio dll’aria (1921) : les grands centres civils sont les meilleures cibles de l’attaque aérienne, les plus « payants » dans l’équilibre comptable de la guerre dont l’objectif est d’épargner au maximum les pertes des troupes militaires. « Au sol, maîtriser la situation coûte trop cher. Les bombes équilibrent le budget » (p.249). C’est la « guerre intégrale », qui deviendra Der totale Krieg sous la plume du général Erich Ludendorff en 1935 (cf. p.131).
Avec cette doctrine de « l’insécurité généralisée », vient un autre motif constant, celui de la distinction raciale. Lorsque les Britanniques bombardent Alexandrie en 1882 depuis leurs canonnières, il n’y a pas plus fallacieux prétexte colonial pour écraser des innocents. Le leitmotiv selon lequel « nous autres civilisés » ne sommes pas comptables du droit de la guerre (pensé notamment par Grotius) devant les « barbares » a une immense carrière. On le trouve dans l’imaginaire aussi, dans Jules Verne bien sûr, mais dans toute une littérature de science-fiction, des années 1920 jusqu’à nos jours. Cette manière de faire la guerre en recherchant un « effet moral » sur les populations est une méthode qui plonge ses racines très loin. La convention de La Haye aura beau, dès 1907, interdire le bombardement des lieux d’habitation « qui ne sont pas défendus » (cf. p.115), la clause d’exception sera toujours au bénéfice des puissances coloniales, puis occidentales de façon très majoritaire.
Lorsqu’on revient, en 1923, sur le droit international, les Britanniques défendent la notion du bombardement autorisé contre « des objectifs militaires » ; tandis que les Américains évoquent déjà celle de « théâtre des opérations », plus proche de la notion de front belligérant. D’ailleurs, l’idée d’un maniement « chirurgical » de la bombe, dont on nous a tant chanté les louanges lors de la première Guerre du Golfe, est énoncée dès 1924 ! La France et la Grande Bretagne mettront leur véto à cette dernière restriction du droit de bombarder dans la réécriture de la convention de La Haye, alors que tous s’accordent sur l’interdiction des gaz de combat.
Les « incidents » des empires coloniaux sont donc un référent majeur de la guerre à distance, que Sven Lindqvist rappelle : la punition des « terroristes » de Kaboul par les Britanniques (1919), les frappes massives des Français contre Damas en Syrie (1925), le bombardement de Shanghai par les Japonais (mars 1932), Sétif (Algérie, 8 mai 1945), l’Indochine puis le Vietnam ou l’Afghanistan… Des meetings aériens, tels ceux de la R.A.F. à Hendon dans les années 1920, où l’on s’exerce à bombarder un « village indigène » ou de prétendus quartiers généraux pour épater les foules, on passera au très secret « village japonais » de l’Utah que décrit Mike Davis dans Dead Cities, où l’on teste notamment les premières bombes au napalm, durant l’été 1943.
Le Blitz déclenché par Hitler en 1940 tuera 40.000 civils britanniques. Arthur « Bomber » Harris commandera de son côté les raids de la R.A.F. sur les villes allemandes, clairement ordonnés par Churchill en 1942 avec pour but d’atteindre le moral du peuple : « to break the spirit of the people » (p.172). Après guerre, les remodelages de Londres seront insignifiants comparés aux reconstructions des villes Allemandes. 37.000 tonnes de bombes larguées, rien qu’en 1942, de nuit et sur des habitations. Hambourg en juillet 1943, puis Dresde en février 1945 sont les plus grandes « réussites » de Bomber Harris. Churchill invite peu après ses chefs d’état-major à reconsidérer le « bombardement par zone » en raison de la « sévère pénurie de logements pour nous et nos alliés » (cf. p.196)…
Décrit par Victor Klemperer dans LTI, le spectacle du bombardement de Dresde est curieusement atténué dans son horreur par la langue choisie par le philologue, qui semble naturaliser l’événement — cela même qu’il décodait dans la langue du Reich !
« Au soir de ce 13 février, la catastrophe s’abattit sur Dresde : les bombes tombaient, les maisons s’effondraient, le phosphore coulait à flots, les poutres en flamme craquaient au-dessus des têtes aryennes et non aryennes, et la même tempête de feu entrainait Juifs et chrétiens dans la mort ; mais pour celui des soixante-dix porteurs d’étoile environ que cette nuit épargna, pour celui-là, elle signifia le salut, car, dans le chaos général, il put échapper à la Gestapo. » (LTI, la langue du IIIe Reich, p.329)
Il y eût pourtant plus de 100.000 civils tués, une température qui dépassa les mille degrés, des corps humains réduits à un état semi-liquide… Ce phénomène de neutralisation par les conventions de langage est relevé par W. G. Sebald dans son magistral ouvrage intitulé De la destruction comme élément de l’histoire naturelle. Les séquelles psychiques d’un tel spectacle sont recouvertes par la langue intacte, fonctionnellement bien trop impeccable, des témoins. Une étude américaine réalisée à Halberstadt auprès des survivants constate ainsi la perte de capacité psychique de se souvenir de l’événement, sinon au travers d’une description synthétique d’où toute violence est expurgée. Le psychologue ajoute de façon très surprenante que « les lacunes épousent exactement les contours des quartiers détruits de la ville » (cité par Sebald, pp.34-35).
Les Américains abandonneront leur doctrine du bombardement de précision au Japon, alors qu’ils l’avaient soutenue contre les Britanniques s’agissant des attaques contre l’Allemagne. Le rêve atroce de l’anéantissement « non sélectif » de Tokyo et des autres villes japonaises par les bombardiers de LeMay se nourrit d’un racisme d’État authentique et primitif. « Il fallait le faire », Had to be done, pour des intérêts civilisationnels. On détruit 460 kilomètres carrés de villes en six mois, contre 204 kilomètres carrés en Allemagne durant cinq ans (cf. p.206).
Et puis arrive Hiroshima et sa puissance de dévastation sans précédent. L’œuvre de Yayoi Kusama, 83 ans cette année, est directement référée à la « peste atomique » dont sont morts, dans les ruines et bien au-delà, des milliers de personnes bien après l’explosion. Après cette bombe inaugurale larguée par le B-29 Enola Gay, la course à l’armement entre les deux blocs accouche de monstrueux engins de destruction massive, la bombe H « Bravo » de 1954 comptant pour 1200 Hiroshima, et ainsi de suite. L’avènement du missile et sa déclinaison intercontinentale, les ogives nucléaires dans les sous-marins sillonnant toutes les mers… Si le péché originel de l’utilisation de la bombe atomique contre des populations civiles ne s’est pas reproduit, la menace constante d’une guerre nucléaire n’a cessé de planer. En 1961 on distribue aux Etats-Unis 22 millions d’exemplaires du guide de l’abri atomique familial, The Family Fallout Shelter. Aujourd’hui encore, les grandes puissances dorment sur un arsenal invraisemblable et le droit international est impuissant contre la politique de « dissuasion nucléaire ».
« Par une mince fissure juridique, apparemment insignifiante, rampent vers nous des centaines de milliers d’Hiroshima. Nus, écorchés vifs, aveugles, les yeux et la bouche en sang, ils continuent de ramper par cette fissure. » (p.346)
Je tais mille aspects terrifiants et fascinants de ce livre, dont il faut signaler d’ailleurs l’inventivité narrative et les choix de composition. L’auteur signe une postface datée de 2012 où il mesure, avec les drones par exemple, l’accroissement continuel de la distance du soldat à l’ennemi. On peut bien aujourd’hui bombarder symboliquement de poèmes nos villes européennes aux nations sans frontières. Dans un contexte qui semble rendre obsolète l’arsenal de dissuasion, la logique majeure des puissances qui bombardent n’a guère variée. Les urbicides se poursuivent. À distance aussi, on en voit à la télévision le sinistre spectacle se répéter, en Syrie ou ailleurs.
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Sven Lindqvist (traduction du suédois par Cécilia Monteux et Marie-Ange Guillaume)
Date de parution : 02/02/2012
Éditions de La Découverte
396 pages — 22 € TTC
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Ombres blanches, Le Genre urbain, Mollat, Decitre (liste non exclusive).
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