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Perpetuum mobile

Perpetuum mobile

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Un simple citadin prend la rocade, et embarque avec lui tout ce qui fait tourner les voitures dans la ville et autour de la ville. L’installation vidéo Perpetuum mobile (15min) s’intéresse aux boucles du périphérique toulousain : boucles électromagnétiques, régulations du poste de contrôle, flux du pétrole et particules fines… trois récits entrelacés qui relient tout conducteur aux mouvements du monde.

Mouvement dans la ville : installation d’une boucle électromagnétique.

Il existe des milliers de boucles électromagnétiques installées dans les chaussées de Toulouse. Reliées à des boîtiers électroniques, elles donnent des indications de pression générale du trafic automobile et permettent en retour d’agir sur la durée des feux tricolores. Leur installation nécessite de scier la chaussée afin d’y noyer un fil électrique sous forme d’une boucle à un ou plusieurs tours. L’insertion de ce câble transforme un espace de la route en capteur du trafic. Reliée à un boîtier détecteur, la boucle est soumise à une oscillation électrique de fréquence comprise entre 30 et 150 Khz. Les caractéristiques de l’oscillation électrique seront donc modifiées par la présence d’une masse métallique importante au-dessus de la boucle : une, deux, trois voitures… et notre conducteur peut entrer sur le périphérique.

Mouvement aux abords de la ville : gestion du trafic automobile.

Le Campus trafic, boulevard d’Atlanta, est un système technique hautement instrumenté qui fonctionne 24h/24. Il accueille les centres d’exploitation des déplacements de Toulouse Métropole et de la Direction Interdépartementale des Routes du Sud-Ouest (DIRSO). Les écrans des salles de contrôle permettent de visionner et réguler dans un même temps et un même espace : des cartes en direct d’occupation de la chaussée, les vues des caméras de gestion du trafic à l’intérieur de la ville et sur le périphérique, ainsi que les informations de sécurité qui figurent sur les panneaux à messages variables… Algorithmes et logiciels permettent de gérer les carrefours à feux et de contrôler les flux de véhicules sur les grands axes. Tous ces capteurs, toutes ces interfaces, toutes ces liaisons de communication numérique et ces serveurs informatiques permettent à notre conducteur de circuler chaque jour dans une ville de plus en plus saturée de véhicules.

Mouvement du monde : rétroaction du carbone.

On le sait, le progrès, la vitesse, l’accélération et le déploiement logistique de la globalisation économique des sociétés modernes sont majoritairement dues à l’usage du pétrole. La Modernité est ainsi, en très grande part, une « pétroculture » reconnaissable aux kilocalories issues de l’extraction, du raffinage, du stockage, du transport et de la combustion des ressources fossiles. On le sait aussi, le réchauffement climatique est imputable à l’utilisation croissante des combustibles fossiles dans les sociétés industrialisées (le charbon d’abord, le pétrole et le gaz ensuite). Les océans, qui stockent la majeure partie du surplus énergétique de la planète et atténuent ainsi le réchauffement climatique, ont absorbé autant d’énergie entre 1997 et 2015 que depuis 1860. Malgré cela, les particules fines circulent à la surface de la Terre jusque dans nos appartements. À la petite échelle du périphérique de Toulouse, on mesure l’emprise du carbone grâce aux stations de contrôle de la qualité de l’air… pour notre conducteur, c’est l’heure de faire le plein, oui, mais de quoi ?

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Perpetuum-mobile-installation 1 Perpetuum-mobile-installation 2 Perpetuum-mobile-installation 3 Installation

Installation lors de "Lumières sur le Quai 2019", Quai des Savoirs, 02-03/11/2019
Installation lors de « Lumières sur le Quai 2019″, Quai des Savoirs, 02-03/11/2019

Réalisation : Matthieu Duperrex sur une idée de Claire Dutrait

Création sonore : Luke Seeney

Scénographie/graphisme : Sébastien Mazauric/ Trojan tactics

Images additionnelles : « Le même mouvement », François Labaye, Centre culturel Bellegarde

Remerciements : Toulouse Métropole (Direction de la Culture scientifique, technique et industrielle, et Direction Mobilités Gestion Réseaux), CIGT de Toulouse, DIR Sud-Ouest, Atmo Occitanie, Perrine Gaudé, Brigitte Pellucini.

Commanditaire : Le Quai des Savoirs, Lumières sur le Quai 2019.

Perpetuum mobile (texte de M. Duperrex)
Perpetuum mobile

Bourdon.

Ça bourdonne.

Depuis ce matin.

Ça n’est pas la rocade.

Mais plus lointain, plus profond.

Souterrain, dirais-je.

Ça tremble depuis les profondeurs.

Ces mêmes profondeurs d’où vient le gaz.

Le gaz qui fait chauffer mon café.

Et le pétrole.

Le pétrole bien sûr.

Le carbone, en somme.

Partout, le carbone.

Il fait même circuler les idées.

Mes pensées sont carbonées.

Le carbone multiple.

Existe aussi en vibrations électroniques…

Jusqu’à cette fiction de la ville virtuelle.

« On line », ma ville?

City of bits…

Mais non, ma ville ne se vaporise pas.

Toulouse est là.

Derrière les fumées pétrochimiques.

Derrière les écrans carbonés.

Derrière mais avec tout cela aussi.

Cela qui nous attache.

Elle est là.

Si vous regardez bien.

Si vous dézoomez. 

Même si un maillage réticulaire de fluides la fait exister…

Fait tout circuler, même les automobiles.

Perpetuum mobile.

Elle est là. 

Où commence la ville, d’ailleurs?

Où s’arrête-t-elle?

Jusqu’à quelle hauteur les avions restent-ils « toulousains »?

À quelle profondeur la ville existe-t-elle encore?

C’est comme la pression noire du pétrole…

Le sous-sol de la ville pulse.

Un monde en pelotes de tuyaux dévidées.

Tuyaux en tout genre.

Toutes tailles.

Tous usages.

Toutes commodités.

Perpetuum mobile.

Les réseaux télématiques, par exemple.

Cordons de pixels et de bits d’information.

Mille-et-un conduits.

Boucles électromagnétiques.

Mesures du mouvement cinétique. 

Faisceaux qui scintillent sous nos pieds.

Avant de venir clignoter dans nos tempes.

La ville ouvrant ses vannes sur l’outre-réel de nos vies.

Nous disant « je suis là aussi ».

Une idée chasse l’autre dans les méandres de ma conscience.

Ça se superpose, plutôt.

Ça sédimente.

Toulouse sédimente dans ma tête.

Toulouse clignote dans ma tempe.

Jusqu’où faut-il suivre les pipelines ?

Pour s’entendre murmurer « ma ville est là encore ».

Comment remonter le fil imperceptible des vibrations ?

Où en mesurer le flux magnétique ?

Rouler.

Dérouler.

Comme on déballe machinalement ses pensées.

Laisser aller.

Aller au Havre, à Lyon, à Fos-sur-Mer…

Glisser.

Se transformer soi-même en glissement de terre.

Sonder le sol comme son âme.

Pour y empoigner les particules de carbone.

Pour cartographier leur emprise réelle.

Emprise sur nous, sur la ville.

En prise.

Empire.

En pire.

La ville et moi dansons la chorégraphie du pétrole.

Opéra carboné.

Toute l’existence moderne ainsi faite.

Pétrie de mouvement jusque dans son immobilité.

Perpetuum mobile.

Équipées bitumineuses.

Pensées en rondeur d’asphalte.

Ourlées comme goudron au soleil.

Rêverie ondulée et toxique.

Je songe à toutes ces lignes d’intensification…

… par lesquelles le carbone pénètre dans nos rêves.

Toutes ces lignes droites.

Que toutes nos vies désordonnées habitent.

Vies entrelacées.

D’un échangeur à l’autre.

De nœud en point de connexion.

Ramifications.

Épissures.

Images intérieures qui se volatilisent en fumée.

Et puis changement de file.

Virer de bord.

Laisser la ville au loin.

Croire la laisser au loin.

Certains matins calmes.

Sans bourdonnement de rocade.

Débrancher tous les périphériques.

Extérieurs et intérieurs.

Plier le graphe des lignes d’asphalte et de bitume.

Le maillage réticulaire de fluides qui parcourent le sous-sol.

Lorsque la ville s’efface ainsi.

En ultime arrière-plan.

Comme dans un fondu cinématographique.

C’est pourtant toujours la ville qui existe.

Qui déploie ses lignes malgré moi mais pour moi.

Pour que j’ai ce pur luxe de résister au flux.

De demeurer seul.

De me placer en retrait au milieu du chaos.

La ville au loin c’est encore la ville.

La ville qui respire…

Et puis la bulle éclate.

L’habitacle est poreux.

Isolat illusoire.

Tout cristal a ses poussières.

Rien n’est tout à fait hermétique.

Complètement étanche.

Et puis les enveloppes se plient les unes dans les autres.

Les particules infiltrent le chez-soi protecteur.

Le couvercle atmosphérique retient les aérosols.

Même l’air n’est pas libre.

Le carbone suie se fixe en suspension.

Ce ciel bas et lourd qui « pèse comme un couvercle »…

Cela n’est plus celui de Baudelaire.

Tous ces sentiments.

Toutes ces injonctions paradoxales.

Aller, venir.

Tous ces rites du quotidien.

Toutes ces visées organisationnelles. 

Tous ces millions de cours d’action qui s’entrelacent.

Sur le bandeau d’asphalte toulousain.

Voilà un mouvement plus hasardeux que celui des corps gazeux.

Le benzène. 

Les hydrocarbures.

Les métaux lourds et composés carbonés.

Ou encore le résidu de l’abrasion des pneus.

On les quantifie en microgrammes et en micromètres.

Mais c’est tout un monde qui est plié à l’intérieur.

Perpetuum mobile.

Le carbone trouve des chemins insoupçonnés.

L’anneau du périphérique est l’un de ses convoyeurs.

Il tient de l’observatoire instrumenté.

Un agent de l’ombre passant les particules en sous-main.

Elles y évoluent, graciles, en suspension.

Ténues poussières d’un ballet sans musique. 

Proches du corps subtil des Antiques.

Leur gravité négligeable pèse lourd.

Elles portent leur risque volatil et noir aux poumons.

Et même jusqu’aux alvéoles du cœur. 

Perpetuum mobile.

Mes pensées suivront les particules.

Jusqu’au cœur de la ville.

Collées jusqu’aux plumes des anges.

Vivre et mourir d’un même mouvement.

Perpetuum mobile.

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Auparavant

L’Anthropocène, un récit pluriel

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Voyages en sol incertain – la version numérique

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