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Sapiens Sapiens ou les déconvenues d’un imaginaire technique

Sapiens Sapiens ou les déconvenues d’un imaginaire technique

À propos du film “Homo Sapiens”, de Nikolaus Geyrhalter

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Le documentariste autrichien Nikolaus Geyrhalter a notamment réalisé en 2005 Notre pain quotidien, film décrivant sans aucun commentaire les moyens mécanisés employés par l’industrie agroalimentaire, que ce soit la production des fruits et légumes ou celle de la viande. Ce film utilisait de longs plans fixes. Avec ce nouvel opus, Homo Sapiens, au travers d’une rigueur formelle encore plus soutenue, nous explorons un monde moderne dont l’humain a totalement disparu et où la nature reprend le dessus.

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Certainement pas un film d’Urbex…

Contrairement à ce qu’une première lecture pourrait faire croire, le film de Greyhalter n’existe pas pour flatter notre prétendu amour des ruines, à la différence du film, emphatique et assez peu cinématographique, de David de Rueda et Mélanie de Groot van Embden, Urban escape (2014)

Le générique du film Homo Sapiens est assez frustrant. Nikolaus Geyrhalter ne signale aucun des lieux de tournage dans ses crédits, une condition parfois nécessaire pour obtenir des autorisations de tournage. On reconnaît toutefois certains des lieux très familiers de la culture Urbex :

  • Hashima est une île du Japon située dans la préfecture de Nagasaki. Urbanisée à la faveur d’une exploitation minière, elle est désertée en 1974. Cette ville fantôme a déjà servi de décor au cinéma, dont le 23ème James Bond, Skyfall. Inception, le film de Christopher Nolan, s’en inspire aussi largement.
  • Prypiat est une ville fondée en 1970, en République socialiste soviétique d’Ukraine. Située à seulement 3 km de la centrale nucléaire de Tchernobyl, elle fait partie de la zone d’exclusion définie après la catastrophe de 1986.
  • Le cimetière des bâtiments de la Marine Nationale à Landévennec.
  • Ellinikon International Airport, près d’Athènes.
  • Le village inondé de Villa Epecuen (Argentine).
  • Ōkuma est un bourg japonais situé dans la préfecture de Fukushima, évacué en 2011, le village fait partie de la zone d’exclusion définie à la suite de l’accident nucléaire de la centrale de Daiichi.
  • Détroit dont on reconnaît les théâtres abandonnés.
  • Le night club Schatzi à Hagenbrunn (Autriche)
  • Jet Star Rollercoaster est un parc d’attraction abandonné dans le New Jersey.
  • La tour Electrabel de Monceau-sur-Sambre en Belgique (1921) dont l’usine thermique au charbon a été fermée en 2007.
  • Enfin, le film débute et termine avec un bâtiment très connu, un vestige de la Bulgarie communiste, le Buzludzha, centre des congrès du PC inauguré en 1981 et abandonné à la chute du mur. Un film récent avec Jason Statham (Mechanic Resurrection) s’y déroule ou du moins fait comme si le bâtiment avait été rénové.

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Mais une esthétique de la ruine…

L’attraction des ruines est un thème très classique en histoire de l’art. Dans la peinture de paysage du XIXe siècle, la fonction de la ruine est notamment d’orchestrer « la mise à mort progressive du grand genre historique » (Alain Schnapp). La ruine porte une ambivalence, entre disparition et vie. Selon Georg Simmel, « c’est tout l’attrait des ruines de permettre qu’une œuvre humaine soit presque perçue comme un produit de la nature » (Les ruines : un essai d’esthétique, 1907). Un siècle plus tard, l’anthropologue Marc Augé – théoricien français des non-lieux – soutient que la modernité coïncide justement avec la disparition de la ruine et son remplacement par les décombres et les déchets. « La mise en spectacle du monde est à elle-même sa propre fin ; en ce sens, elle veut exprimer la fin de l’histoire, sa mort. Les ruines, elles, donnent encore signe de vie. Les décombres accumulés par l’histoire récente et les ruines surgies du passé ne se ressemblent pas. L’écart est grand entre le temps historique de la destruction, qui dit la folie de l’histoire (les rues de Kaboul ou de Beyrouth), et le temps pur, le “temps en ruines”, les ruines du temps qui a perdu l’histoire ou que l’histoire a perdu. » (Le temps en ruines, 2003, p.131)

Herman Posthumus, Paysage avec ruines romaines, 1536
Herman Posthumus, Paysage avec ruines romaines, 1536

S’agissant du cinéma, le livre d’André Habib, L’attrait de la ruine (2011), montre comment les films nés de l’après-seconde guerre mondiale sont empreints d’une véritable ontologie de la ruine, qui se manifeste dans le montage et dans le morcellement temporel, au-delà du rappel des décombres de la guerre dans certaines œuvres telles que Allemagne année zéro (Rossellini, 1947). La détérioration de la pellicule, le rôle conservatoire des cinémathèques où l’on accepte de voir des films pour le moins passés (voir Histoire(s) du cinéma de Godard pour l’éloge funèbre), l’archéologie du « Found footage » à la Peter Watkins (La Bombe) sont autant d’illustrations d’un cinéma hanté par la ruine et l’altération du temps dans sa plasticité même.

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Et une disparition de l’homme…

Ce film semble aussi épouser la parabole de Lévi-Strauss à la fin de Tristes tropiques : « Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être de permettre à l’humanité d’y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vainement à une déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. »

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Le réalisateur s’inscrit dans cette réflexion. Dans un entretien donné à Berlin, il déclarait ainsi « vous pouvez interpréter le film en pensant que les êtres humains ont disparu et que c’est tout ce qu’il en reste. C’est la première lecture possible du film. Mais à mon sens, ce film parle surtout de notre présence, de l’humanité à l’époque actuelle. Il dresse donc aussi le portrait de notre société. Je ne fais qu’observer ce que nous allons laisser derrière nous. »

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On pense forcément à L’ultimo uomo della Terra (1964), première adaptation du best seller Je suis une légende, on pense aussi à Soleil vert (1973), à New York ne répond (1975) avec Yul Brynner, et à L’Âge de cristal (Logan’s Run, 1976) où les fugitifs découvrent dans les ruines de la bibliothèque du Sénat un vieillard seul dépositaire de l’histoire de l’humanité… Le réalisateur connaît sans aucun doute ces références mais rend surtout explicitement hommage au livre The World Without Us, publié en 2007 par le journaliste Alan Weisman et traduit en français sous le titre Homo Disparitus.

Ce livre est accompagné d’un signet (source) qui donne les grandes lignes de la disparition :

  • 2 jours après la disparition : sans stations de pompage, l’eau commence à saper New York par son métro ;
  • à 7 jours, l’arrêt de nombre de génératrices de secours dans diverses centrales et installations chimiques fait débuter les feux d’artifices nucléaires et les pollutions massives ;
  • dans les décennies qui suivent, les immeubles sans entretien ni chauffage disparaissent sous les assauts de la végétation, les mouvements du sol, les cycles gel-dégel ; les légumes et plantes que nous connaissons redeviennent sauvages ;
  • au bout de quelques siècles, les ponts les plus solides ont trop rouillé pour tenir (les plus récents et « optimisés » s’effondrent les premiers), les barrages cèdent tous, les fleuves retrouvent leur cours naturel, des deltas se remplissent ; les forêts ont effacé la présence humaine dans la plupart des endroits ;
  • les millénaires suivants éradiquent les traces visibles au-dessus du sol (notamment si les glaciations reviennent et broient tout) ;
  • après 100.000 ans, le CO2 que nous avons injecté dans l’atmosphère aura enfin été digéré par Gaïa ;
  • dans le million d’années qui suit devraient disparaître le plutonium et le plastique digéré (enfin) par les microbes…

Homo SapiensÀ ma connaissance, on n’a encore pas filmé les ruines de data centers (si ce n’est peut-être chez Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon). La révolution numérique et ses circuits invisibles n’offre guère le spectaculaire machinique des vieux James Bond comme des films catastrophe à succès. Si le catastrophisme est le paradigme du XXIe siècle (Paul Virilio le soutient), il demeure en bien des endroits engoncé dans une représentation naturaliste de la globalisation technique. Nous ne sommes donc pas préparés aux dramaturgies plus complexes qu’implique l’anthropisation de la planète, peu préparés à vivre et à narrer une catastrophe pour l’essentiel invisible. À rebours de l’imaginaire convenu du catastrophisme, Homo Sapiens nous installe dans cette invisibilité de la menace (notamment grâce à son très beau paysage sonore épuré de tout bruit humain) dans le temps très long et ennuyeux, il faut le reconnaître. Il se passe quelque chose quand il ne se passe rien, on se sent concerné alors qu’on n’est responsable de rien, on expérimente alors que la catastrophe ne fait l’objet d’aucune expérience…

Pour un adieu au langage…

Alors, ces images de lieux abandonnés dans Homo Sapiens anticipent-elles à leur manière le mystère pour des civilisations futures (y compris extraterrestres) que fut pour nous Stonehenge ? Il est très clair au contraire, pour nous qui formons actuellement cette hypothèse, qu’il n’y a quasiment aucun mystère dans ces images. Le film compose un répertoire exhaustif de nos expressions anthropologiques : l’habitat, le travail, le loisir, la consommation, la croyance, la représentation politique, le soin, la science, l’éducation, la répression, la culture, l’industrie extractive, la production énergétique, le transport… Toutes les « institutions du sens » de ce qu’est être un homme y passent. Et s’il y a narration dans Homo Sapiens, elle se situe là, au niveau du développement dans l’écran de notre culture matérielle, qui exprime pardessus-tout « la fabrique occidentale » de l’homme moderne (le film de Pierre Legendre pourrait constituer un pendant à celui-ci).

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Le titre du film prend alors tout son sens. Sapiens et Neanderthalensis sont deux espèces au génome très différent que l’on a longtemps placé sous la dénomination Homo Sapiens. Les deux espèces sont présentes à la fin du Pléistocène – Néanderthal a disparu il y a 28.000 ans – et sont précédées notamment par Homo Erectus, Homo Habilis et bien d’autres. À l’intérieur du genre Homo dont nous descendons, il y a eu pas mal de branches concurrentes, certaines découvertes récemment, comme Homo Floresiensis (Homme de Florès — découvert en 2003 — disparu il y aurait 18.000 ans).

Le film pointe sans doute par sa dénomination la crête d’évolution du genre humain sur laquelle est située Homo Sapiens. Et si cette évolution de deux millions d’années se terminait en impasse ? Toutefois le documentaire éprouve une autre leçon que celle de l’évolution biologique, interne au genre Homo, puisqu’il décrit surtout les externalités de l’humain biologique, le fait que Homo Sapiens est cet animal étrange qui dépose à l’extérieur de ses attributs strictement génétiques, de son phénotype, une grande partie de la définition, justement, de ce qu’est un être humain. Cette déhiscence du biologique dans les objets de la technique a notamment été théorisée par Leroi-Gourhan. Celui-ci montrait comment à la faveur de l’anthropogenèse la libération du langage et son dépôt social dans des systèmes symboliques complexes a été le corollaire du développement technique, et comment l’outil se détachait peu à peu de son origine biologique jusqu’à gagner en autonomie et, même, à déshumaniser l’homme.

Cette thèse de Leroi-Gourhan est contestable, car elle suppose, de façon évolutive, le démarrage de l’anthropisation par un langage « concret », pour ainsi dire naturel, et par des outils qui forment pour ainsi dire une excroissance corporelle. Pour Leroi-Gourhan, la solidarité du langage et de la technique est continuiste. Pour Mauss ou Lévi-Strauss, elle est discontinuiste, elle implique une rupture, un saut. La paléontologie récente irait plutôt dans ce dernier sens : car sinon on ne comprendrait pas comment Homo s’accommode pendant des centaines de milliers d’années d’une coupe de silex à angle droit (avant de panacher avec une coupe oblique qui démultipliera les outils lithiques) alors que son milieu change, on ne comprendrait donc pas où se situe le germe de l’évolution technique. Et d’autre part l’apparition du langage articulé a une réelle valeur de rupture. Il semble même que Homo Neanderthalensis ne pouvait pas émettre les voyelles a, i, u ni les consonnes g et k. L’abaissement du larynx et du dégagement de l’espace pharyngique n’étaient peut-être pas suffisant, bien qu’on soit là dans des suppositions. Or, l’avènement du langage articulé coïncide avec une explosion technique (à commencer par la technique lithique la plus avancée, la taille de silex dite levalloisienne).

Avec cette mise à distance du monde que permet le langage articulé et l’apprentissage de systèmes symboliques, Homo Sapiens trouve son règne « hors de la nature, sur le fond d’un édifice exosomatique, artificiel et objectif » (Dominique Bourg, L’homme artifice, p.125). Cet édifice que nous habitons pour un temps encore est composé d’artefacts et de signes. C’est cela dont le film nous montre la déchéance, en l’absence du langage. C’est cela qui est ouvert puis clos dans les deux scènes filmées dans le Buzludzha bulgare avec ces fresques qui représentent les humains dans leur âge d’or et qui, lorsqu’on se les remémore à l’occasion de la séquence finale, après avoir contemplé cette encyclopédie de l’humanité avec des pigeons pour seuls interprètes, font qu’« on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable » (Michel Foucault, Les mots et les choses).

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Auparavant

Territoires disputés, esthétique ou logique du lieu?

Ensuite

Enterrer les abeilles