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Miroirs de la ville #11 Le monde plausible. Espace, lieu, carte

Miroirs de la ville #11 Le monde plausible. Espace, lieu, carte

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Le mardi matin, Urbain, trop urbain promène un livre le long du Web. Les liens reflètent une veille hebdomadaire diffusée sur TWITTER, mais c’est le livre qui va s’y mirer. Tirer de cet exercice spéculaire un répertoire symbolique, une éthique de la ville, comme le voudrait le genre du miroir ?

> Miroir à partir de Bertrand Westphal, Le monde plausible. Espace, lieu, carte (Éditions de Minuit, 2011).*


L’omphalos, le lieu d’origine et l’axe du monde : voici le complexe de l’Occident qui a « rayé de la carte » des civilisations entières au profit de sa conquête d’espace. La géocritique rejoint l’ethnologie sur ce point : les instruments de représentation de la communauté et de son lieu participent d’une projection téléologique de l’Occident sur le monde, d’où l’acculturation, au sens de Pierre Clastres (Recherches d’anthropologie politique, 1980), et l’ethnocentrisme…

Prenant appui sur Paul Zumthor qui dans La mesure du monde (1993) a montré que le Moyen Âge se représentait un espace hétérogène ensuite homogénéisé par la modernité newtonienne, la géocritique de Bertrand Westphal entend débusquer dans l’histoire des cartes et des explorations, ainsi que de leurs récits les détours et cheminements qui contredisent cette hégémonie de l’Occident. C’est la possibilité de cette faille peut-être narcissique qu’il nomme le « monde plausible ».


« Aujourd’hui, la représentation cartographique de l’espace revendique la conformité au “réel” alors que le support s’est progressivement dématérialisé. Cette prétention semble tributaire de notre capacité à réduire le support à une pure icône, quasiment abstraite. La distribution entre matériel et immatériel adoptait au Moyen Âge un tour bien différent. La matérialité résidait dans le caractère palpable des mappemondes et des autres supports de la représentation de l’espace. » (pp.42-43)

La perspective géophysique, ancrée dans la terre, une fois abandonnée pour une géographie humaine et sociale, les représentations ordonnées de l’espace — et notamment la cartographie — s’imposent en autant de médiations qui filtrent le rapport au monde :

« La géographie est à la fois cette discipline qui observe les phénomènes par lesquels l’homme modifie son espace et cette science humaine qui invente cet espace à travers les concepts dont elle use pour le décrire », écrit Christine Baron dans un article consacré aux rapports de la géographie et de la littérature.


Au travers de l’étude de ces rapports, c’est sans doute la référentialité qui fait question : quelle différence y a-t-il, dans la littérature, entre un lieu réel, c’est à dire la description d’un espace factuel, et un lieu imaginaire, utopique ou a-topique ? Faut-il parler d’un « contrat toponymique » ? L’approche géocritique de Bertrand Westphal défend au contraire une dialectique de l’espace et de la littérature selon laquelle l’imaginaire nourrit l’espace et sa représentation « factuelle ». En ce sens, il y a toujours une virtualité repoussée du « plausible » que le réel, l’espace référentiel actualise ou pas.

Que les îles Canaries — le locus amoenus, les îles des Bienheureux — aient constitué au quinzième siècle le « banc d’essai » des massacres du Mexique et du Pérou déplace le moment barbare de l’origine du monde. Combien d’autres déplacements de « la vision spatiale de la modernité au miroir de sa propre histoire » (p.14) ?


L’homme moderne s’est caractérisé par le besoin de ramener l’espace au lieu clos, quadrillé de lignes visibles et invisibles. L’enquête de Westphal procède à partir du nombril du monde, l’omphalos qui sert de point central à la représentation du monde : Delphes, Rome, Jérusalem… mais aussi les points zéro : parvis Notre-Dame à Paris, Charing Cross à Londres, Puerta del Sol à Madrid, tombeau du Mahatma Gandhi à Delhi… Le monde s’ordonne à la représentation d’un centre, et cela vaut pour l’histoire de la cartographie comme celle de la planification des villes et des infrastructures. Les mappemondes ont connu les tropismes les plus divers. Les lieux médiévaux fonctionnent cependant comme des cellules indépendantes, à l’aune des histoires de la Chanson de Roland dont Auerbach a montré qu’ils avaient une dynamique paratactique (Mimesis, 1946). La « vision concaténée » de l’espace viendra plus tard. Ce qui veut dire, par conséquent, que la notion du voyage était toute différente de ce qu’elle deviendra dans la modernité, car l’espace n’était pas en soi un concept spatial au sens de l’étendue cartésienne : c’était plutôt une durée, un espace-temps, et le voyage un itinerarium, un cheminement.

« L’itinéraire/cheminement est le propre d’une vision géographique fondée sur une accumulation raisonnée de lieux. Le voyage, lui, est associé à une entrée dans l’espace » (pp.151-152).


La Renaissance et ses découvertes font passer d’un monde clos à un monde indéfini. Ce surcroît de monde se présenta comme un « espace nu », à coloniser, physiquement mais aussi par la langue, le dessin et la toponymie. La reterritorialisation est le propre du conquistador et des inventeurs de lieux.

« Colomb avait eu le réflexe décisif, le même que tous ceux après lui sur les Indes ou les Amériques : le monde était un espace qu’il fallait s’empresser de transformer en lieu. » (p.164)

« Comme le corps nu de l’Indienne, le corps du monde devient une surface offerte aux inquisitions de la curiosité. » (Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, p.279)

Les cartes des inventeurs d’un territoire, songeons par exemple à nos Jacques Marquette et Jean Lafargue, Français en Amérique, montrent une invasion de la toponymie, un recouvrement du lieu par les noms, lesquels répondent à une grille de lecture intelligible pour les occidentaux contemporains, pas pour les indigènes.

« L’ouverture sur l’espace devait préluder à une couverture du lieu. Et cette couverture devait elle-même amorcer l’entreprise coloniale. » (pp.202-203)


Lorsque l’omphalos et sa relation verticale au ciel se sont estompés au profit du fil de « l’horizon », l’Occident a débouché sur un « en face », et cet imaginaire projeté a introduit une modulation du regard. Les relations de voyage du dix-neuvième siècle en sont paradigmatiques. Cette impulsion du désir géographique demeure en survivance, bien qu’avec un accent beaucoup plus métaphysique, chez Buzzati ou Gracq (près de cinquante occurrences du mot horizon dans le Rivage des Syrtes) alors que la société planétaire, globalisée et barycentrée, ne conçoit pas de limite au visible.

Le nomade de Deleuze et Guattari habite cependant les « espaces lisses », et il déterritorialise en habitant le lieu (Mille Plateaux, 1980), à rebours de l’espace « strié » du Même de l’Occidental, qui domestique et sédentarise. Participent de cette contestation de la « métrise » les songlines aborigènes décrites par Bruce Chatwin, qui proposent des lignes de fuite invisibles, étrangères à l’ordonnancement paysager occidental. On les retrouve dans le rock de Kat Onoma ou dans la recomposition fictive de la ville de Buffalo par François Bon et Dominique Pifarély. Ce déplacement qu’est la fiction et que l’art insuffle à l’espace de la lecture, de nos représentations, cette accidentalité de l’imaginaire sur le réel, cette dérivation : cette hétérotopie, pour employer le terme de Michel Foucault, qualifie l’espace comme tout autre chose qu’une entité a priori à l’égard de laquelle nous serions dans une relation unilatérale, nominale et totalisante.

En définitive, qu’est-ce que le lieu sinon une métaphore de l’espace ? L’espace n’est donc jamais là, toujours déplacé. Un espace sans qualité est toujours dans l’horizon d’échappement du monde réel. Il n’est pas dehors, mais en nous comme une intériorité absente qui outrepasse les restrictions du lieu et du local. Tel serait ce « monde plausible » à l’orée duquel nous cheminons, échappant aux cartes, lignes et surfaces qui enferment dans le lieu et font rétrécir l’homme.

>> Suivez Urbain, trop urbain sur Twitter et essayez de deviner ce que sera le prochain miroir de la ville !


Le monde plausible. Espace, lieu, carte

Bertrand Westphal

Date de parution : 13/10/2011

Éditions de Minuit, collection « Paradoxe »

254 pages — 18 € TTC

Et si vous achetiez cet ouvrage chez un libraire ?

Ombres blanches, Le Genre urbain, Mollat, Decitre (liste non exclusive).

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