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SPAM (Symbolic Pei Architecture for Money)

SPAM (Symbolic Pei Architecture for Money)

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—    Ainsi, vous êtes tout de même venu ?
—    Comme vous le voyez.
—    Voyez-vous, j’attends ici depuis 1989. J’étais le premier logé dans cette tour, bien avant qu’elle soit totalement achevée. Et pour cause, j’étais le secrétaire local de maître Ming Pei. Vous savez? L’architecte. Enfin, le problème est qu’en 1989, justement, maître Pei n’a pas encore livré ce bâtiment qu’il dénonce les événements de Tiananmen et prend la Chine à partie dans le New York Times. Rien que ça! Bien que Hong Kong soit en régime parfaitement démocratique, les intérêts financiers sont tels que la police fait une descente dans notre agence. La plupart des collaborateurs occidentaux de l’architecte seront priés de partir. Sauf que moi, je n’ai jamais obtenu le congé de maître Ming Pei.
—    Mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans? En quoi est-ce mon problème, et pourquoi avez-vous envoyé ce message?
—    Prenez patience, je vais tout vous expliquer. Que savez-vous du rôle joué par cette banque?
—    Je sais que les investissements extraterritoriaux chinois transitent pour beaucoup par des levées de fonds organisées à Hong Kong, et notamment ici. Avec l’ouverture à la financiarisation, la Bank of China est d’ailleurs entrée en cotation sur un marché survolté et ses souscriptions atteignent alors 76 fois leur valeur initiale. Elle est peut-être encore aujourd’hui dans le Top 5 mondial en matière de capitalisation. Mais tout va si vite.
—    Oui, ça va vite, et comptez sur les hongkongais pour pousser encore plus vite à la roue lorsqu’il s’agit de spéculation. Ils sont capables de spéculer jusque sur les coupons d’achat offerts dans les pâtisseries. On a même vu des émeutes. Ici on se salue par un «faites fortune» (Gonghei Fa Choi !) pour se souhaiter une heureuse nouvelle année.[2] Enfin, pour revenir à votre présence ici — ce dont je vous remercie très sincèrement —, le mail que vous avez reçu n’était ce que vous appelez «un spam» que pour les gens impurs. Pour le rôle qui m’est imparti dans ce tout petit bureau que vous voyez, le fait qu’une personne sur des millions au monde sente au travers de ce message un appel authentique est un phénomène hautement symbolique. C’est la conjuration d’une malédiction.
—    Je ne comprends pas.
—    Disons que c’est très «chinois», pour employer une catégorie qui vous sera commode. Je travaille toujours pour le compte de maître Pei, et ce modeste bureau est un peu comme son «hedge fund». Au lieu de toucher la traditionnelle commission des architectes sur le coût de la construction, mon employeur a négocié la jouissance de ce bureau, dans l’arrête la plus aiguë de la tour. Or ce bureau a un statut très spécial, il est extraterritorial à Hong Kong: toutes les opérations financières que j’ordonne ici sont en quelque sorte «off shore». Je n’existe nulle part, pour aucun pays, si vous voulez.
—    Ainsi, vous avez vraiment besoin d’un homme de paille pour faire transiter vos profits jusqu’au compte bancaire de votre commanditaire? Et ce message à gogo auquel je n’ai donné crédit que par pur jeu surréaliste était tout à fait sincère?
—    Vous êtes perspicace, mais il vous manque encore la portée symbolique de votre présence ici. La voici. La tour de la Banque de Chine a été fortement décriée tout au long de sa construction et aujourd’hui encore, parce qu’elle contredisait à la recherche d’harmonie qui est au fondement du Fengshui. On a ergoté sans fin sur son ossature extérieure en X et sur ses arrêtes. C’est irrité par ces rengaines que l’architecte a eu l’idée d’exploiter le lieu le plus anti Fengshui de la tour pour y mener des opérations financières «fantômes». Chaque jour, il fait ainsi un pied de nez à cette ville superstitieuse et avide qui vit dans le culte l’argent.

La demi-heure que je passai en compagnie de Mr Yang Xiao fut la plus singulière de toute mon existence. J’étais dans une dimension inédite de la ville de Hong Kong, glissé dans un pli d’espace et de temps qui n’était autre que le plus incroyable procédé métonymique qu’un architecte ait jamais inventé. Je pris le Star Ferry, et demeurai les quelques minutes de la traversée sur le pont arrière. Les deux antennes de la tour ressemblaient aux bâtonnets d’encens qu’on brûle en hommage aux morts, à Pak Shing Temple et partout ailleurs. Décidemment morbide. Non, très malin. Un «baozaifan» typiquement hongkongais m’attendait avec quelques cigales de mer bien juteuses, du côté de Yaumatei.

Et revenant à la nuit tombée sur la baie de Kowloon, je laisse flotter mes pensées en regardant se dissoudre dans l’eau les sucres d’orge de la skyline. Que vais-je pouvoir faire de tout cet argent? «Bye bye, Mr Yang! Vous me voyez?»


 

[1] «J’appartiens à cette génération d’architectes américains qui édifie sur les fondations que sont les visions d’avant-garde du mouvement moderne, avec l’indéfectible conviction qu’elles trouvent leur accomplissement le plus signifiant dans les champs de l’art, de la technique et de la conception architecturale.» Cérémonie d’investiture du Pritzker, 1983.

[2] Lire les savoureuses «Chroniques Hongkongaises» de Gérard Henry (Éditions Zoé, 2008) qui sont pleines d’anecdotes de ce type.

Auparavant

Mensonge de la ville

Ensuite

Pearl river Delta, la grandeur Nature

1 Commentaire

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par aleph187b, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Une visite architecturale écrite en un style inédit http://ow.ly/1NQdX — Un article Urbain, trop urbain #Hong_Kong #Pei #architecture […]

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