Boubacar, la ville est une arène #1
Boubacar est assis sur un strapontin, et une larme épaisse coule entre les sillons de son visage boursoufflé par les années. La djellaba blanche amidonnée qu’il porte rend encore plus éclatante la couleur brun chaud de son visage, que certains auraient dit noir.
Cela se passe dans le métro de Toulouse, étriqué, avec ses lumières fades qui révèlent à la vie les teintes de sa médiocrité, qu’on fait souvent l’effort d’oublier. Boubacar, lui, l’éprouve si fort qu’il en a perdu l’énergie des pleurs. Une seule larme tombe de son œil morne et il n’en approche la main que pour appuyer distraitement sur la ligne que forment ses lourds cils recourbés, tout en clignant ses paupières.
Mais la larme est déjà loin et reste bloquée avant sa lèvre supérieure, dans le creux entre son nez et sa joue, laquelle, avec l’âge, se compose maintenant de trois parties distinctes qui s’enchevêtrent les unes aux autres comme des nœuds durcis par une longue traversée en mer.
Se rappeler du jour où il était arrivé en France était trop difficile, trop flou ; celui dont il se souvenait en revanche nettement était celui de son départ, mais il essayait de toutes ses forces lasses d’éviter à sa mémoire de revenir en arrière à cet endroit-là. Il pouvait presque sentir, à force d’entrainement, que ce souvenir avait un lieu, une place matérielle, qu’il envisageait dans une zone à l’arrière gauche de son cerveau, probablement située un tout petit peu en deçà de la ligne horizontale qu’on aurait pu tracer au cordeau depuis la pupille de son œil jusqu’à l’os de l’hypothalamus. C’était là qu’il n’allait pas. Il faisait se promener vaguement ses pensées sans autre volonté que d’éviter ce point précis, qu’avec l’expérience il avait suffisamment identifié et contrôlé afin qu’il devienne totalement hors d’atteinte.
Telle était la vie de Boubacar.
Un exercice d’évitement de la souffrance aigüe, qui lui permettait de stagner dans le coton aigre et presque confortable de la tristesse quotidienne : peu de lumière, peu d’odeurs, peu de paroles à échanger. Un chapelet à la main auquel s’accrocher et à égrener comme un réflexe de nourrisson contre la solitude. Une chambre sombre comme le métro où prendre un bain de pieds le soir. Western Union à la Poste tous les premiers samedis du mois, la guichetière lui demande d’épeler la liste de ses noms et prénoms pour vérification, il s’exécute.
La ville est une arène où les hommes sont dissous, c’est la série de l’été sur Urbain, trop urbain. Dix rencontres entre les textes de Jessica Bierman-Grunstein et les dessins de Sébastien Mazauric, alias Uttarayan… … à suivre par ici.
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