Accueil»Écritures»FLYER URBAIN»
La réalisation d’une fiction

La réalisation d’une fiction

0
Partages

Istanbul, Beyoğlu, rue çukurcuma. C’est là qu’est située une grande partie du roman de Orhan Pamuk, Le musée de l’Innocence (Masumiyet Müzesi). Il faut descendre une rue très en pente, depuis l’avenue Istiklal pour croiser la rue en question. Page 372 de l’édition française, l’indication est précise : « Le domicile de Füsun (des Keskin) se situait à l’angle de la rue çukurcuma (la « côte », comme on disait populairement) et de la rue Dalgiç… ». Effectivement, à cet endroit, une maison toute rénovée et peinte en brun sombre qui détone sur les autres bâtisses en plus mauvais état ou carrément abandonnées et délabrées : « Dans ces étroites rues pavées, les maisons en bois toutes délabrées et de guingois menaçaient de s’effondrer à tout moment sur le trottoir… »

La porte d’entrée de la maison en question se trouve  tout au début de la rue Dalgiç, elle porte un écriteau en cuivre rédigé en turc et en anglais :

Le musée de l’Innocence est encore en construction ; merci de votre intérêt et de votre patience.

Curieux objet qui nie le temps : il relève de ce que les auteurs du site (E)space & Fiction proposent d’appeler une matérialisation locale de la fiction ; en effet, ils notent à juste titre que « les œuvres de fiction sont par elles-mêmes et fondamentalement des appareils de localisation. Un créateur est toujours confronté à la mise en scène de l’espace de référence, imaginaire ou réel, de sa création. On pourrait même parler d’une nécessaire Mise en “places” de la fiction. Toute narration nécessite en effet de dépeindre avec des mots ou de décrire avec des images l’espace et les lieux dans lesquels évoluent les personnages et où se situent les objets de la scène exposée ou racontée. »

Or, lorsqu’une œuvre ou un auteur connaissent un succès important, le lecteur recherche « sur place » les lieux dans lesquels la fiction est censée se dérouler : l’espace fictionnel est ainsi inscrit dans le réel. « Le lieu fictionnel prend corps dans le monde matériel. » C’est cette spatialisation de la fiction qui conduit à une sorte d’élimination du temps, d’autant que le musée annoncé par la pancarte fonctionne comme une sorte de synecdoque redoublée, presque mise en abîme : « Le musée de l’Innocence », c’est d’abord le titre du roman ; le narrateur évoque un amour passé qui s’est déroulé en grande partie dans cet immeuble ; il relate des épisodes dont il garde une trace matérielle sous forme d’objets métonymiques chargés de garder le souvenir des péripéties de cet amour difficile. Sans doute un moyen pour l’auteur de limiter le recours à la métaphore.

L’inscription sur l’immeuble de la rue çukurcuma fait de celui-ci non seulement une « matérialisation de la fiction », mais aussi la réalisation de la synecdoque à l’œuvre dans le roman. Ce qui est étrange, c’est qu’à son tour la réalité matérielle se transforme en signe d’une fiction ; signe qui fonctionne comme tel tant que des lecteurs porteront intérêt au roman. Des objets matériels « réels » garniront-ils un jour le musée ?

*

Auparavant

Neozoon: «nos animaux sont d’authentiques produits de la ville»

Ensuite

À Istanbul comme ailleurs — Relations urbaines #25

2 Commentaires

  1. […] muraille de Théodose, dans les constructions du bazar égyptien, sur les moulures des façades de Beyoğlu, autour de l’embrasure des fenêtres, au-dessus des médaillons, à la jointure des marches, le […]

  2. Paquita
    à

    J’étais récemment allée à Istanbul et quand j’ai lu « Le Musée de l’Innocence », j’avais toutes ces images qui trottaient dans ma tête: Nisantasi, la mosquée Tesvikiye… Mais lors de mon dernier voyage, il y a quelques semaines, j’ai vu et revu tous ces endroits. C’était une bonne excuse pour découvrir Cukurcuma – que j’ai adoré, pour boire un verre à l’Hilton et me plonger dans la scène incroyable de la Fête des fiançailles… On apprend des tas de choses ainsi sur istanbul, sur les gens… et sûrement sur soi-même. Et je trouve cette idée de faire un musée incroyable et je pense que je n’ai pas été la seule à y faire un pèlerinage, puisque j’y ai vu cette affiche qui m’a beaucoup fait rire. Encore patience! Tous ces objets fétiches d’un amour rêvé, d’un délire d’écrivain, qui devient une réalité vraie inscrite dans un quartier, dans une ville, dans notre vie… Je ne serai pas la seule à y retourner souvent lorsque je serai à Istanbul!

Commenter cet article

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>