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Shamshad – la ville est une arène #3

Shamshad – la ville est une arène #3

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Bengali, c’est de quel pays ?

À son physique on peine à identifier son origine, la peau est foncée, disons au milieu entre blanc et noir mais puisqu’il y en a tellement de ces couleurs au milieu on finit par s’y perdre ; alors bon, cheveux bruns ondulés, grands yeux noirs, traits…comment dire ?

Bengali, c’est de quel pays ?

Shamshad marche à petits pas dans sa parka trop grande, une écharpe beige enroulée autour de son cou et les mains dans les poches. Peut être est-ce à force de le voir œuvrer dans les cuisines sales au fond des restaurants du quartier mais il me semble qu’il y a quelque chose de la fourmi appliquée dans sa démarche et dans ses gestes. Mesurés, précis, efficaces.

Shamshad confectionne des tartes dans plusieurs restaurants de la place à partir du mercredi et ce jusqu’au dimanche inclus, tartes rapides aux pêches en conserve, aux poires au sirop, à l’ananas coco, crème aux œufs qui coule par-dessus, ça se démoule bien une fois refroidi. Le dimanche, au Bar du marché, il concocte un poulet à l’indienne accompagné de riz blanc qui fait plat unique , sa spécialité est le chutney express qu’il réalise avec des herbes et des épices mixées dans une pommade d’oignons, d’ail et de citron. C’est bon à en devenir écœurant.

Sa vie s’organise autour de ces petites tâches de cuistot-plongeur-femme de ménage, qui semblent lui suffire pour envoyer de l’argent au pays, appeler sa famille une fois par mois, et pour payer le loyer de sa chambre minuscule. Tout se fait au noir, il n’a pas de papiers, personne ne sait comment il est arrivé jusqu’ici et il se tait avec application quand on le lui demande, habitué à filer par les portes, à se cacher, à escalader le mur du fond de la cour quand un contrôleur ou un policier arrive à l’improviste. Habitué à ne pas prendre le métro, à se déplacer dans cet espace d’un rayon de quelques centaines de mètres qui est son arène, où tout le monde le connaît et l’utilise sans ménagement.

Il a un sourire rentré qui donne une lueur légère à son visage, il aime plaisanter dans un sabir qui est le mélange de son anglais postcolonial aux accents claquants et roulants et d’un français bâclé auquel il ne comprend rien lui-même.

Shamshad n’a pas revu sa femme et ses enfants depuis vingt ans. Il est musulman, il a été aux manifestations pro Ben Laden après les attentats du 11 septembre, et quand il rit en mimant les deux tours qui s’écrasent, il a un rictus proche de la grimace victorieuse et écœurée.

Pour explication, voici. Il me regarde de ses lourds yeux noirs un peu globuleux, tout à coup pleins de colère, ses cheveux qui blanchissent se dressent autour de son front dégarni :

« My brother ! », — pour attirer mon attention et me signifier que l’heure est grave, il me touche l’avant-bras, mais très légèrement, n’omettant pas que je suis une jeune femme —, « you people in France, you live like dogs ! ».

« … », j’avale une bouchée de poulet fondant, vieux cartilage bouilli, que j’agrémente de beaucoup de chutney pour tromper au plus vite l’hypoglycémie.

« Yes, I tell you, listen to me, you go with one man or one woman, after another, after another…another…Only dogs do that, not human beings !

« … »

« You like the poulet ? »

– Of course I do, I’m waiting all the week for this !

– You understand what I say ? »

J’ouvre la bouche pour répondre, et puis non, j’acquiesce.

« You have to marry a good man and work a lot for your children so they can study and have a good job later. »

Il pose de nouveau sa main très légère sur mon avant bras.

« Be careful my brother… »

La pluie tombe drue et fade sur la bâche plastique de la terrasse dont il faut souvent vider le toit en le poussant avec un manche à balai. 15 heures, le coup de feu est passé, Montreuil est trouble et scintille gris 93, le thé à la menthe fume dans la théière en étain, quelques dominos claquent sur les tables de bois, je me demande si un jour Shamshad rentrera chez lui.


La ville est une arène où les hommes sont dissous, c’est la série de l’été sur Urbain, trop urbain. Dix rencontres entre les textes de Jessica Bierman-Grunstein et les dessins de Sébastien Mazauric, alias Uttarayan… … à suivre par ici.

Auparavant

Le clochard, la ville est une arène #2

Ensuite

Nassim – la ville est une arène #4

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