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Faute de sens, les cinq sens

Faute de sens, les cinq sens

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Vus

– Ces deux Shanghaïennes en tailleurs nous emmènent jusque devant les raviolis recherchés. Elles vérifient régulièrement qu’on les suive, du coin de l’œil. Loin de toute promiscuité.
– Les échafaudages en bambous jusque sur des maisons de cinq étages.
– Une femme lave son linge dans la rue, et une autre un peu plus loin, des dessous léopard.
– Sur le Bund des touristes chinois se prennent en photo, en groupe, chacun son tour dans une pose à soi, devant la maison des Douanes, sur le Bund, parce que de toute façon il fait un brouillard qui empêche de voir jusqu’à la Perle d’Orient, et le sommet de l’International Financial Center échappe encore.
– Aux entrées des Shikumens le porche dissuade de passer. Avant : la ville. Après : la ville dans la ville. Et peut-être que c’est encore plus l’étranger là : les éviers scellés au ciment sur les pas de portes, le linge étendu sur des manches à balais qui tiennent aux fenêtres, la vente au poids de tout objet en métal, et surtout, les regards vers nos visages d’occidentaux.

Entendus

– Les klaxons polysémiques à l’heure de pointe,  et le bruit continu de la clochette faite d’un couvercle de casserole en aluminium et d’un fil de fer, avec un boulon au bout, sûrement. En tout cas, c’est ce que je mettrais si je voulais signaler mon passage aux résidents. Passage de celui qui récupère le fer.
– Les spots publicitaires sur l’expo universelle passent à la radio. Et on entend « Shanghai » clamé à chaque minute, et on comprend le « meilleure ville, meilleure vie » crié sur des façades gigantesques la nuit.
– La musique occidentale dans les lieux d’occidentaux, et l’anglais alors parlé par les chinois.  Et on se surprend à se sentir chez soi !
– Des gorges qui se raclent, en pleine rue, et le bruit du lourd glaviot qui suit –  on l’entend presque s’écraser par terre.
– Toutes ces voix qu’on entend et tous ces mots qu’on ne comprend pas – et les yeux, et les mains qui parlent, et le visage se fait signe.

Marché dans la vieille ville

 

Sentis

– Le tabac froid dans le premier taxi, et dans la chambre d’hôtel. Ce qui ramène à l’époque où en Europe aussi on fumait partout.
– Une subtile vapeur d’égout à l’ouverture du sachet de raviolis achetés dans un coin de rue.
– Une odeur de méthane un peu âcre, mais épaisse dans le brouillard de l’arrivée, sur les avenues les plus roulantes.
– Les effluves agressives du premier marché, cette typique odeur de pisse – poissons séchés, légumes au vinaigre, les abats à découvert. Au deuxième marché, on la sent moins. Et après quelques repas, on se prend à la trouver bonne –  comme peut allécher une senteur de camembert…
– L’odeur d’une pissotière, qu’on pourrait aussi appeler « merdière », pour l’occasion.

Touchés

– L’épaisseur du brouillard dans la bouche et l’humidité des jours dans le vent et les cheveux.
– Les pattes de canard bouillies, ça n’a pas de goût : on sent les petits cartilages sous la dent, alors on retient la mâchoire et c’est la langue qui les ramène aux lèvres. Pour le reste, c’est plutôt moelleux dans le gosier.
– Les chaussons de l’hôtel en synthétique : c’est un peu rugueux sous la plante des pieds, mais avec des chaussettes, on se prend à avoir bonne conscience de ne pas marcher pieds nus…
– Les banquettes et les sièges en skaï des restau, toujours très bas : on a les coudes au niveau des épaules- mais le menton au niveau de la table… ça aide pour manger une soupe avec des baguettes.
– Sous le pied, le nouveau sol lisse en granit du Bund, mais les rues défoncées par les chantiers.

Goûtés

– Une soupe au bœuf et au piment langue d’oiseau. On ne sait plus si c’est brûlant de chaud et de piquant. Et les serveurs en fond de salle qui attendent…
– Le doucereux très doucereux « sago tea », thé tiède et crémeux qu’on boit à la paille, et on n’en peut plus d’avoir la gorge si bien traitée – on rêve de piment.
– L’incompréhension devant les treize plats qui arrivent en vagues sur la table… on ne peut pas tout manger, mais on boit notre honte…
– Les perles glutineuses et noires, on croit d’abord que c’est des graines, alors on croque jusqu’à cœur, mais ça ne résiste pas sous la dent… pire, ça revient dans sa forme initiale.
– L’eau chaude servie à boire à chaque fois qu’on boirait de l’eau fraîche – avec une tranche de citron, ça rappelle forcément le thé, mais quand même, il n’y a rien dans l’eau sinon une tranche de citron.

Auparavant

Shanghai, ville corruptrice

Ensuite

L’espace de contact existe encore (plus pour longtemps)

3 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par aleph187b, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Faute de sens, les cinq sens http://ow.ly/1yS24 #Shanghai […]

  2. nono
    à

    Tout est bien vu, entendu et goûté. Je pense cependant qu’il est inutile de manger les rideaux dans les restaurants, même s’ils sont composé de « perles glutineuses et noires »…
    Nono

  3. […] l’espace, et de la temporalité dans laquelle nous percevons la ville. La tonalité affective du relevé d’ambiance tient bien sûr aux dynamiques culturelles qui nous soutiennent. Depuis l’œuvre de l’historien […]

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