Accueil»Écritures»FLYER URBAIN»
Le lendemain de la veille urbaine #22: la fable

Le lendemain de la veille urbaine #22: la fable

0
Partages

Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


Comme la mescaline transforme l’atlas auditif en atlas visuel, il y a en nous une aptitude

naturelle à traduire toute sensation et toute trace perceptive en thèmes visuels.

« L’occularité » vient éclairer de sa lumière toutes les excitations sensorielles et les concepts.

C’est ce que manifeste la terminologie visuelle des arts musicaux : hauteur, volume,

mesure, crescendo ne font qu’exprimer, à travers l’imagination musicale, le caractère

topologique foncier de toute image. La symétrie, cette vertu de reconnaissance visuelle,

est à la base de la fugue, de l’harmonie comme de la musique sérielle. Stravinsky avoue

qu’il a « un goût très vif pour cette espèce de topographie musicale ». C’est aussi la raison

pour laquelle toute expression iconographique, même la plus « réaliste », déborde toujours

du côté de l’imaginaire. Le fait de voir et de donner à voir est sur les marches d’une poétique.[1]

Comment faire une image et témoigner de quelque chose qui n’a plus d’existence matérielle ? C’est ce que se demandait cette semaine le photographe David Gilkey, essayant de capter ce que le tsunami avait fait à la ville de Rikuzentakata. Faire comme si on regardait machinalement par la fenêtre de sa chambre… Comment habite-t-on cette chambre qui n’a vu sur « rien » ? Seule la fiction donne une prise sur le lieu, fixe matériellement une mémoire et ses points de repères quand tout disparaît pourtant. À rebours de la déréalisation dont on la taxe, peut-être que l’image-fiction nous offre le seul instrument de retour sur les lieux, le plus puissant : elle est le souvenir des écrans.

Le lieu condense l’espace, les évènements et situations qui s’y déploient et s’y construisent. Le quotidien instille une topologie et un espace métrique que notre imagination arpente. C’est pourquoi l’image qui nous fait « revenir sur les lieux » a tant d’efficacité et d’ensorcellement sur nous. La fenêtre de l’image-Web est éminemment porteuse de cette poétique. Out My Window, par la réalisatrice canadienne Katerina Cizek, en est peut-être l’archétype ; c’est le Web-monde en tours : de grands immeubles racontés par leurs habitants dans 13 villes de la planète. Le projet City One Minutes nous projette de même, via nos écrans, dans 100 villes et plus à travers des portraits de vie d’une minute par heure, tout au long de 24 heures.

On sait que l’Internet est une grande aventure à manifestes. Le parti pris de non continuité du récit porté par l’image-Web s’insère dans cette histoire qui n’est désormais plus si jeune que cela. Pour décrire le pont Galata à Istanbul, qui enjambe l’estuaire de la Corne d’or, sur la rive occidentale, le réalisateur Thalhofer utilise ainsi son « système de Korsakov » : à l’internaute de décider du déroulement du récit, les séquences de cette œuvre totale se succédant de façon aléatoire. Il y a ainsi mille manières d’entrer dans les histoires rapportées par des passants qui empruntent le pont tous les jours.

« En raison du caractère constructif de la ville, de son processus constant de formation, son incessant développement, l’image urbaine ne peut ni se soumettre ni être réduite aux cadres d’une forme fixe et prédéfinie », écrit Martine Bouchier résumant la thèse de Carlo Argan.[2] Le champ du récit digital s’est élargi de nombreux exemples de formes plurielles et discontinues de l’image de la ville. Font désormais partie intégrante de notre paysage Web ces POM, Petits objets multimédia (voyez par exemple celui-ci de Virginie Terrasse consacré à la naissance du parc « Mini Israël »), montages d’après photographies essentiellement, mais avec des bandes sonores et des effets d’animation qui enrichissent la portée du récit.

Œuvre numérique complexe, le Webdocumentaire défend le déploiement d’une diversité d’éléments et d’outils à « fictionner » dans l’espace des interfaces Web. Tabulaire et non linéaire, c’est une machine à parcourir le monde, notre nouvelle lanterne magique. Prison Valley, qui nous plonge dans l’étrange histoire d’une ville pénitentiaire, est le plus connu de ces documentaires (il est d’ailleurs actuellement finaliste du World Press Photo 2011). De très belles productions françaises lui ont emboité le pas, tel le prix du Webdocumentaire cette année, Argentine le plus beau pays du monde, qui travaille au cœur du syndrome portègne des clivages sociaux. Goudou Goudou, les voix ignorées de la reconstruction raconte pour sa part les difficultés et tensions de la reconstruction haïtienne.

La ville est mère de la fable ; sa matérialité même, foncièrement non synchrone, peut être recartographiée par des dispositifs numériques par lesquels la fiction hybride le réel. La création numérique peut être en ce sens porteuse d’autre chose que d’un simple design d’ambiance, c’est-à-dire porteuse de pratiques. Pour l’anniversaire de la Commune, on peut ainsi suivre en ce moment le projet de Raspouteam. Avec une visée analogue à l’étrange objet cinématographique de Peter Watkins, mais en requérant les outils de l’activisme Web, ce collectif parsème actuellement Paris des images révolutionnaires d’il y a 140 ans et transmettent, via des QR-Codes affichés dans les rues, le Journal de la Commune, la recension des événements rapportés étant ensuite agrégée sur une carte interactive.

Je ne crois pas au « réenchantement » de la ville par quelque outil technique que ce soit. Ce n’est pas parce qu’on peut visiter Grenoble en réalité augmentée, ou qu’on peut contribuer au recueil sur le Web des films « marchés » qu’on va réintroduire pour autant dans la marche urbaine la dimension de rêverie du flâneur du siècle passé. Ce dernier a disparu, charge à nous d’inventer les pratiques qui libèrent l’espace urbain du comportementalisme et des injonctions disciplinaires dont chaque jour il devient de plus en plus le terrifiant laboratoire. Alors écoutant le mix des fréquences de police de New York ou bien d’une autre métropole, peu importe, je survole la ville hypnotique à travers un œil-caméra aléatoire. La grille des avenues perd son caractère euclidien et l’espace se tord et se séquence en tranches dans ce parcours sans visée particulière.

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

Jiang Pengyi, Unregistered City http://ow.ly/4mflc // Artocracy, les photos de tunisiens en grand dans la ville, un projet inspiré par JR http://ow.ly/4mkz8 // Le dick graffiti à NYC http://ow.ly/4mfYN // Françoise Choay, « La terre qui meurt » http://ow.ly/4m9GY // Le brutalisme qu’on repeint devient une grosse m… http://ow.ly/4m7zS // Visiter un classique architectural: la station service Lindholm, par Frank Lloyd Wright http://ow.ly/4lCaV // De quelques petits effondrements http://ow.ly/4ljoO // Et puis n’oublie pas le pain http://ow.ly/4kV83 // Belle revue urbaine N°0 en ligne: La Chimère http://ow.ly/4liP5 à découvrir l’article sur le Mans // J’aime bien la cascade d’escalators à Lausanne http://ow.ly/4liTU // La cartographie, la ville, l’espace public: où le pouvoir circule… http://ow.ly/4lj3P // Pour ceux qui trouvent les ascenseurs toujours un peu trop étroit http://ow.ly/4ljgf // La Défense à l’heure de la pose de la première pierre de la tour Carpe Diem http://ow.ly/4iuc3 Un parc d’attractions? http://ow.ly/4iucP // La science des échafaudages http://ow.ly/4ivN1 // Fabriquer – Gouverner/Circuler – se Déplacer/Habiter/Représenter: les attracteurs du labo EnsaNantes http://ow.ly/4j0ll // L’Östalgie qui gagne Paris et les mécanos de la mémoire ouvrière http://ow.ly/4iSEE // Vues du ciel, sérielles http://ow.ly/4j4KW // Résidences hypermobiles qui fonctionnent à l’huile de coude http://ow.ly/4j59T // De la Cité Radieuse à vertical city http://ow.ly/4jD7N // “Chicago City of Contrasts.”: le photographe s’appelle Kubrick http://ow.ly/4jHtW // La seule réalisation de Le Corbusier à Buenos Aires http://ow.ly/4kLQF // Règlements de compte dans la pensée urbaine http://ow.ly/4jJts // Un téléphérique à 2500 passagers/heure sur la Tamise, bientôt à Londres http://ow.ly/4kOkc // Visiter un classique architectural: le Kafka Castle, par Ricardo Bofill http://ow.ly/4kTkm // La découverte simultanée de l’autoroute, des aéroplanes, et d’une légende vivante http://ow.ly/4iuLa

***

[1] Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Éditions Bordas, 1973, pp.475-476.

[2] Martine Bouchier, « Ville et image, vers une culture générique », Lieu commun N°11.

Auparavant

Avis de recherche — relations urbaines #7

Ensuite

Chez M’ame Paulo — Relations urbaines #8

1 Commentaire

Commenter cet article

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>