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Le lendemain de la veille urbaine #9: la musique

Le lendemain de la veille urbaine #9: la musique

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


La musique est le seul domaine où l’homme réalise le présent.

Par l’imperfection de sa nature, l’homme est voué à subir

l’écoulement du temps — de ses catégories de passé et d’avenir —

sans jamais pouvoir rendre réelle, donc stable, celle de présent.

Le phénomène de la musique nous est donné à la seule fin d’instituer

un ordre dans les choses, y compris et surtout un ordre entre

l’homme et le temps. Pour être réalisé, il exige donc nécessairement

et uniquement une construction. La construction faite, l’ordre atteint,

tout est dit. Il serait vain d’y chercher ou d’en attendre autre chose.

C’est précisément cette construction, cet ordre atteint qui produit

en nous une émotion d’un caractère tout à fait spécial,

qui n’a rien de commun avec nos sensations courantes et

nos réactions dues à des impressions de la vie quotidienne.

On ne saurait mieux préciser la sensation produite par la musique

qu’en l’identifiant avec celle que provoque en nous

la contemplation du jeu des formes architecturales.

Goethe le comprenait bien qui disait que l’architecture

est une musique pétrifiée.[1]


Le sens de la musique se mesure se faisant, pour le compositeur, s’écoutant, pour l’auditeur ; la « construction » du temps musical est toujours en train, sans expression autre que celle de son propre ordre, ainsi que le disaient Stravinsky ou Jankélévitch, à rebours du courant romantique. Concrétion de la durée, pétrification de la période du présent, l’architecture parachèverait dans l’équilibre de ses ordres quelque chose qui tienne pour nous de la beauté du temps musical. Urbain, trop urbain a mis en ligne cette semaine un petit texte sur l’architecture apollinienne du Parco della musica (Renzo Piano, 2002), qui est propice, par ses prodiges acoustiques, aux échappées dionysiaques de la musique. Ce balancement entre Apollon et Dionysos désigne selon moi la coexistence nécessaire, plus qu’en toute autre expression artistique, des arts du temps musical et de l’espace architectural.

De la Philharmonie de Hans Scharoun (Berlin, 1963) à la Philharmonie de Jean Nouvel, qui sortira peut-être de terre à Paris, les lieux de musique sont devenus, avec peut-être les musées, les plus prestigieux monuments publics des métropoles.[2] Le retard de la France est une antienne ; et l’histoire bégaie ici comme souvent : Bayreuth avait son Festspielhaus dès 1876, Munich son Prinzregent Theater en 1901, mais il fallut attendre le Théâtre des Champs-Élysées, réalisé par Auguste Perret en 1913 pour disposer à Paris (avenue Montaigne) d’une salle vraiment moderne, dont l’acoustique ravira Maurice Ravel, un hymne de béton armé et d’ors Art nouveau, inauguré avec les Ballets russes. Aucun pilier n’y escamote la vue sur la scène à l’italienne, chaque balcon façonne l’espace et se raccorde à l’ensemble sans rupture, par une double courbure de béton.

Mais c’est Scharoun qui brise le premier — et combien magistralement ! — le rectangle « boîte à chaussure » de la salle de musique traditionnelle, lui préférant une morphologie organique et ample, fondée sur l’étagement et la répartition des sièges en volants ou, plus métaphoriquement, en « vignobles » répartis sur des coteaux. Avec Hans Scharoun, les acousticiens Lothar Cremer et Joachim Nutsch décident de placer l’orchestre au centre de la salle et en contrebas de l’audience, valorisant la proximité et la stimulation visuelle. C’est une leçon que retiendra Renzo Piano, en poussant au maximum les capacités de jauge d’une salle symphonique (2800 personnes) tout en respectant une acoustique parfaite.

Oui, la musique « fait bouger » l’architecture. Au contact des arts de la musique ou de la danse, l’architecte se fait ainsi presque modiste, il valorise les ellipses et voiles auxquels il donne une texture, la plus sensuelle et aérienne possible. Jusqu’à l’évanescence de l’installation temporaire qui rappelle le défilé de mode… Zaha Hadid s’y est employée récemment au festival international de musique de Manchester consacré à Bach. L’exposition chorégraphique de la Hayward Gallery de Londres (qui prendra fin en janvier) est de façon analogue « habillée » par l’architecte Amanda Levite de séquences de tissu translucides, s’inspirant des études de mouvement photographique du corps humain d’Etienne-Jules Marey et d’Eadweard Muybridge. Signalé cette semaine par nos amis de BUNNKR, le travail de Bureau Spectacular intitulé « Point clouds » (littéralement, nuages de point), avec des structures articulées de rotules à 360° d’amplitude de flexion, incarne l’impermanence d’une forme dans l’espace et en même temps la somme des possibilités latentes de libre mouvement dans l’environnement, un peu comme une métaphore de la danse saisie par un algorithme architectural. Au Adrienne Arsht Center de Miami, la compagnie de Merce Cunningham explore la possibilité de déployer les incidences sculpturales de la danse jusque dans le parterre, éliminant les spectateurs… Un spectacle que nous verrons sans doute bientôt sur toutes les grandes scènes mondiales. Guère étonnant qu’à ce prestige des lieux de musique viennent s’accoler les noms des « starchitectes » sans frontières. La fertilisation des arts joue dans les deux sens de l’écriture, musicale ou architecturale. Jean Nouvel, Santiago Calatrava, Renzo Piano, Dominique Perrault et d’autres ont ainsi collaboré il y a peu avec des compagnies de danse.

L’œuvre d’art totale — Gesamtkunstwerk — est par contre le fait d’un très petit nombre d’architectures, qui parviennent seules à hisser leurs principes formels au seuil de l’harmonie disruptive de la musique, de l’image en mouvement et de la danse. Dans un article intitulé « L’architecture comme cosmos », l’épistémologue de l’architecture Pierre Boudon s’intéresse au Pavillon Philips de l’Exposition universelle de Bruxelles (1958) comme étant un exemple parfait d’imaginaire algorithmique mené au terme de son expérience.[3] Commandité par l’industriel Philips à Le Corbusier, ce dernier lui répond : « Je ne ferai pas de façade Philips, je vous ferai un poème électronique. Tout se passera à l’intérieur : son, lumière, couleur, rythme. Peut-être un échafaudage sera-t-il le seul aspect extérieur du pavillon. » Un poème électronique — alors que les transistors n’apparaissent que dans les années 1960 ! — composé par Edgard Varèse et un parti architectural savamment développé par Iannis Xenakis, jeune collaborateur de Le Corbusier, bien meilleur mathématicien que ce dernier et musicien aussi (l’œuvre électro-acoustique de Varèse est précédée de « Meta HP »). L’acoustique devient ici « plastique ». Les paraboloïdes hyperboliques travaillent en traction et en compression pour faire émerger une polyphonie tridimensionnelle à l’aune de la création musicale contemporaine. « Jamais ingénieurs et entrepreneurs n’avaient eu à se charger d’une construction composée exclusivement de paraboloïdes hyperboliques, de surfaces gauches autoportantes, le projet de Xenakis ne comportant aucun appui intérieur ni d’élément de support à l’extérieur. Il pousse à l’extrême les limites de son matériau de prédilection, le béton armé, alors qu’à l’époque, il ne disposait pas d’outils de modélisation autres que les tâtonnements et les essais parfois conclus par des échecs. »[4]

Concept développé par Buckminster Fuller, la tenségrité — Tensegrity, contraction de tensile integrity — exprime tout à fait le caractère inséparable de la contraction et de la compression dans un jeu de forces qui s’équilibrent. Le sculpteur Kenneth Snelson a popularisé ces étranges pendules tubulaires reliés par des fils tendus et dont on conçoit à peine qu’ils puissent être auto-stables. On trouve des exemples récents d’exploitation architecturale de ces propriétés dynamiques en étroit rapport avec la question musicale. Habitant Toulouse, je me désole que le travail de Pierre Debeaux soit si peu connu, lui qui fût un des grands architectes mathématicien de la modernité, développeur de tenségrités et maître incontestable du béton. « La notion de structure, affirmait-il (archives INA 09/12/1973), implique l’idée de la permanence de quelque chose à travers des variations possibles, la possibilité d’une certaine évolution autour d’un invariant ; l’idée de structure paraît impliquer la présence dans un tout d’éléments ou de forces qui sont antagonistes et qui peuvent soit s’équilibrer, ou bien dominer alternativement suivant les circonstances extérieures, mais le noyau de l’idée est la permanence d’une certaine constante à travers une variété de formes qui peut être infinie. » N’avons-nous pas ici les notions musicales de thème, variations et forme ? Dans un de ses cours au Collège de France, Pierre Boulez notait à propos de la perception de la forme musicale que « nous naviguons constamment entre ordre et chaos, depuis la constitution des objets eux-mêmes jusqu’à leur inclusion dans la continuité temporelle de la forme. L’intérêt profond de la composition réside en l’équilibre instable du prévisible et de l’imprévisible, du hasard et de la nécessité. »[5] Ces considérations bien comprises amènent l’architecture à cette élévation symbolique de la « musique pétrifiée ». Et si nous jetons pour finir un regard rétrospectif sur l’Italie de Renzo Piano, nous pouvons dire que ce n’est sans doute pas un hasard, si l’œuvre du compositeur Luigi Nono est contemporaine des échappées lyriques du béton de Pier Luigi Nervi et de Sergio Musmeci.

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

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// Au Chili, un temple de la Lumière (Casa de Adoración Bahá’í) composé de neuf ailes translucides http://ow.ly/3m9m0

***

[1] Igor Stravinsky, Chroniques de ma vie, Tome I, p.116.

[2] Téléchargez Denis Laborde, « Lieux de musique en ville », La Géographie «Le monde en musique », 1533, automne 2009 pp. 79-82.

[3] Téléchargez Pierre Boudon, « L’architecture comme cosmos », Nouveaux Actes Sémiotiques, 17 mars 2009.

[4] Iannis Xenakis, Musique Architecture, Éditions Casterman 1976, pp.139-140.

[5] Pierre Boulez, Jalons (pour une décennie), Éditions Christian Bourgois 1989, p.431.

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4 Commentaires

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par aleph187b, URBAIN trop URBAIN. URBAIN trop URBAIN a dit: Musique et #architecture: Auguste Perret, Hans Scharoun, Zaha Hadid, etc. & Varèse + Xenakis en prime vidéo http://ow.ly/3o5sI […]

  2. […] the original post here: Le lendemain de la veille urbaine #9 « Urbain, trop Urbain December 13, 2010   //   Fashion   //   No […]

  3. Coogle
    à

    c’est génial Stravinsky même quand c’est classique c’est moderne
    http://www.dailymotion.com/playlist/x1klug_aegee_louis-latourre-adonis/1#videoId=xne5ds

  4. […] Buckminster Fuller : lignes qui équilibrent la tension et la compression des forces (principe de tenségrité). De même facture ambiguë sont les polytopes de Xenakis qui fusionnent la partition musicale et […]

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