Accueil»Écritures»LANGUE URBAINE»
Ils arrivent même à louer des frigos

Ils arrivent même à louer des frigos

0
Partages

Tu vois, la vraie vérité, je veux dire, dans la réalité. Tu vois, non, mais sérieux, la vérité, je veux dire, dans la réalité, le réel. Ne rien réprimer, surtout, accueillir ce qui vient. Le tic de langage de ce type n’est pas gênant. Il nous sert même d’appui à chacun, lui s’exerçant de nouveau à cette adresse périlleuse à l’inconnu, moi apprenant à laisser venir une parole inédite. Nous sommes ainsi entrés d’un commun accord dans la fiction de la conversation. Comme si cet artifice était désormais le seul à pouvoir mériter de convoquer « le réel ». La nature n’est pas l’argent, l’argent n’a pas la nature. Ça c’est mon éthique. Des fois je leur dis, aux gens, mais avant qu’ils comprennent, que ça leur monte au cerveau… L’argent, l’argent, comme s’il n’y avait que ça. Je vais te dire, moi ce que j’adore, c’est les sciences. Après mes quatre heures de travail, je vais à la médiathèque et je lis Sciences & vie. Moi, je suis amoureux du cosmos. Les planètes, l’espace, Mars, la Lune, ça c’est mon truc, pas l’argent.

Des abeilles menacées par le frelon asiatique aux requins qu’on assassine, en passant par les saloperies de Coca-cola avec son aspartame — C’est dingue comme ils nous lessivent la tête avec leur promotion, Coca. Ils arrivent même à louer des frigos ! Mais attention, hein, pour n’y mettre que du Coca. —, il cause de ses convictions telles qu’il se les est fabriquées, telles que, oui, vues du trottoir. Au japonais voisin de son bout de marche où il fait la manche, nous mangeons ensemble une soupe miso et enfilons les bières. On ne joue pas dans la même catégorie : lui, il lui faut de la 11,5° à raison de « douze canettes de 33 cl par jour ». Le compte est précis. Lui aime être précis. 53 ans et 23 ans de cloche déjà. À cause de l’humidité qu’est pas terrible pour les feuilles de papier à rouler, il tape régulièrement de quoi fumer à la table d’à côté tout en racontant son histoire et en devisant sur le monde. Il a bien une gueule à deviser sur le monde, c’est un genre de Marco Polo mi Kabyle mi Sicilien. D’une expérience d’assistant skipper, dans les années 1980, il a gardé ce sentiment de terreur sublime ressenti, ayant à peine quitté le port de Marseille, devant la nuit étoilée sur le voilier en pleine mer. De là vient qu’il a surtout peur des catastrophes naturelles, plus que des guerres. La guerre, il connaît un peu. Il a été Béret rouge, mais trois ans seulement, et comme « mercenaire humanitaire ».

S’il revient toujours à Toulouse où il a eu autrefois une vraie maison, aux Amidonniers, il migre l’hiver en Espagne et au Portugal, puis au Maroc, à Ceuta et plus au loin. Mais pour l’heure, son environnement tient à quelques lieux : la place Bachelier, l’épicerie de nuit, le bar, le restau japonais, l’hôtel… Et puis les grandes allées voisines, où il s’enquiert régulièrement de la santé de Marcel, qui vit dans la rue à 70 ans passés. Je suis un solitaire, je ne m’attache pas. Ça n’empêche pas la sympathie, mais je me méfie toujours. La plupart des types à la rue, je n’ai rien à leur dire. Les clodos à chiens, très peu pour moi. On ne peut pas causer, ils entravent que dalle. Et puis ils sont jaloux de moi, ils n’aiment pas mes manières de gagner ma croute. En effet, il est magicien. Avec son tour de passe-passe, il substitue des pièces jaunes à une vitesse extraordinaire. Subjugué par le truc, on ne peut que lui donner. Il tient à l’exclusivité de ses techniques, et c’est souvent un sujet de friction voire de bagarre avec d’autres types à la rue. Pas particulièrement tendre avec les autres mendiants… Les Roms, je ne peux pas les blairer. J’ai vu un père mettre au tapin sa fille, j’ai vu une mère placer une coquille de noisette avec des fourmis dedans l’oreille de son bébé pour le faire chialer. Les solidarités sont rares, c’est un luxe accessible à ceux qui n’ont pas grand’ chose. Mais ceux qui n’ont rien ? On encaisse la violence et on rend au centuple la monnaie de sa pièce.

J’ai passé plusieurs heures à parler du « réel » avec ce rare compagnon qui refuse de lire 20 minutes au prétexte qu’on le distribue gratuitement dans la rue. J’ai eu droit à ses contradictions, ses reniements (une fille de 24 ans quelque part), sa fantaisie… Après avoir « prouvé » que l’homme n’a jamais marché sur la Lune, le bonhomme se scandalise à l’idée que les bordelais puissent vendre leur patrimoine viticole aux Chinois. Il ajoute même de la bouffonnerie aux misères que lui fait la police municipale. Ceux-là, il les a bien catalogué : moins ils ont de réel pouvoir, plus ils se sentent obligés de t’emmerder. Je leur ai dit un jour, « on n’est pas responsable de votre guerre des polices, c’est pas notre faute si vous n’avez pas de flingue comme vos copains. » Ils faisaient moins les malins.

Le miséreux histrion, c’est un rôle qui ne date pas d’hier. Mais quand celui-ci parle de ses conditions réelles de survivance dans son milieu hostile, la rue, l’emphase disparaît et seul demeure, tout noirci par le temps, ce dur morceau de « réel » qu’on prend en pleine gueule. Il faut être alerte, m’explique-t-il alors que je lui demande comment il choisit les endroits ou dormir. Quoi que tu fasses pour te protéger, ce n’est jamais assez. La première nuit que je passe dans un nouveau lieu, je ne dors pas, rien : j’écoute, je tends l’oreille. La seconde nuit, je ne dors que deux ou trois heures. Et la troisième nuit je peux dormir. Car s’il y a le moindre bruit anormal au regard de son enquête des jours précédents, il se réveille aussitôt, prêt à se défendre. Il me décrit longuement ses rangers qu’il ne quitte jamais : leur coque métallique est d’une efficacité barbare. S’il ne se risque pas à frapper les handicapés — je ne suis pas fou, on risque trois ans de taule —, ceux qui viennent le taquiner par ailleurs savent bientôt à quoi s’en tenir. J’ai les réflexes, c’est immédiat. Tu vois la canette vide ? Tchac ! Je la déchire en deux d’un coup, comme ça, et j’attaque la gorge direct. Tu peux pas imaginer comme c’est tranchant.

Je rentre chez moi en longeant le filet noir des eaux qui ruissèlent dans le caniveau. La réalité valait-elle la peine d’être crue ? Si crue…

*

Auparavant

Un Wire Tour à Baltimore

Ensuite

Le mirage Dubaï — une ville dans la ville

Pas encore de commentaire

Commenter cet article

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>