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Le lendemain de la veille urbaine #30: l’arbre

Le lendemain de la veille urbaine #30: l’arbre

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


— C’est chez vous, mon cher Chevalier, qu’il y a ce fameux philosophe

qui vit sur les arbres, comme un singe ?

Moi, flatté, je ne pus m’empêcher de lui répondre :

— C’est mon frère, monsieur, le baron du Rondeau.

Voltaire se montra fort surpris ; le frère de ce phénomène lui paraissait

sans doute une personne bien normale. Il me posa plusieurs questions,

dont celle-ci :

— Mais c’est pour approcher du ciel que votre frère reste là-haut ?

— Mon frère soutient, répondis-je, que pour bien voir la terre,

il faut la regarder d’un peu loin.

Voltaire apprécia beaucoup cette réponse.

— Jadis, conclut-il, c’était seulement la Nature qui créait les

phénomènes vivants ; maintenant c’est la Raison.

Là-dessus, le vieux sage se replongea dans les caquets de ses bigotes théistes.[1]

Dans un récent article du Monde intitulé « Des hommes sans racines », l’historien Alain Corbin décrit la longue maturation culturelle du rapport pratique puis romantique aux arbres, jusqu’aux amusements de l’acrobranche, dans un sentiment écologique renouvelé. Il conclut en regrettant que « cet héritage d’émotions, longuement mûri, se banalise en devenant marchandise. L’arbre y perd de son mystère, de son intimité. La profusion du matériel et l’omniprésence de la technique au sein d’une nature aménagée, censée combler le rêve écologique, s’accompagnent d’une perte. C’est sans doute ce que traduit, dans l’expérience des enfants, le passage de la gamme émotionnelle de l’école buissonnière à celle que procure la gymnastique dans les arbres sous la conduite d’un moniteur. »

Imaginez que le premier « colloque international sur l’arbre urbain » se tiendra bientôt au Chili. L’arbre est devenu un élément de rationalisation de l’espace comme un autre, un objet de design des lieux publics et de gestion du paysage. À Barcelone, la descente de Montjuïc a perdu de sa sauvagerie, c’est une promenade horticole bien balisée, chaque point de vue entre les cimes, chaque station y est réfléchie par le paysagiste.

On veut magnifier les ramures de l’arbre et le faire dialoguer plus intensément avec l’homme. À Paris, où l’on rénove le trou des Halles, on a le projet d’une « Canopée » qui ne fait pour l’instant « grimper aux arbres » que les constructeurs. Nombre de propositions sur les frontières urbaines intègrent dans le répertoire des fonctions paysagères et urbaines une frondaison de feuillus.

Pourtant, colonne de l’ombre, les arbres bordent en silence les rues des villes dont ils emmagasinent l’histoire. Une trop grande « mise en valeur » ne ruine-t-elle pas leur secret apport psychique ? Face à la multiplication de l’arbre pot de fleur, certains artistes en revisitent heureusement le décorum de convention.

« L’arbre des connaissances » des Encyclopédistes n’est plus une image. À présent que nul n’est sensé ignorer l’espèce à laquelle appartient l’arbre au seul jugé de sa feuille (il y a une application iPhone pour ça !), le conservatoire des essences fait son chemin. La cathédrale de graines que le designer Thomas Heatherwick a conçu pour le pavillon britannique de l’Exposition universelle de Shanghai en est la métaphore architecturale sans doute la plus aboutie.

L’arbre on l’embrasse, on tourne autour, et pas seulement dans l’enfance de l’humanité. Il semble que la civilisation moderne s’accroche toujours aux branches de la vie arboricole. Il y a par exemple la résurgence de l’arbre protecteur et cachette. S’abriter derrière un rideau de feuillage et se camoufler sont des gestes que l’architecture contemporaine répète volontiers.

Ascension spiralée vers un poste d’observation, grimper dans le pommier du jardin se répète à son tour sous d’autres modes. Un jardin d’observation sur un toit de Copenhague, une baraque sur échasses du côté de Madrid… Grimper sur le perchoir, c’est aussi y ajouter de nouveaux fruits, tel ce cocon incongru largement inspiré par l’architecte Pascal Hausermann. Quand les villes deviennent des « forêts d’immeubles », quoi de plus naturel que de vouloir dominer la situation, à partir du toit ?

« Vestibule du nid » (Gaston Bachelard), l’arbre est un refuge. En Suède, un hôtel à la mode vous propose ainsi une chambre d’exception perchée dans les arbres, avec quelques réussites architecturales qui ont fait le tour du monde. Le paradigme de la domesticité se niche dans les arbres. L’habitat ramené à cette fragilité essentielle devient un échafaudage hirsute de planches en suspension au-dessus du sol. Depuis le mouvement New Age, on connaît bien ces drôles de barbus, géniaux charpentiers en salopette qui bricolent des cabanes en matériau de récupération. Vous en parlerai un jour davantage.

On pourrait d’ailleurs révoquer en doute le penchant conservateur de la maison, bien « enraciné » en nos habitudes, en ne conservant que l’impermanence de ce qui sert à l’édifier ; et ne plus voir alors que les échafaudages, sans les bâtiments qu’ils enserrent, et rêver à leurs dentelles en suspension.[2] J’aime beaucoup et vous conseille le petit blog Scaffoldage, qui fait l’inventaire des échafaudages. Les énigmatiques dessins des architectes russes Alexander Brodsky et Ilya Utkin sont aussi plein d’échafaudages. Toujours dans l’extraversion technique, les arbres de béton ou d’acier, les pylônes électriques sont une incitation à la rêverie ballardienne. Ils ont rarement leur design renouvelé : un concours vient justement d’être lancé en Grande Bretagne pour toiletter la physionomie de ces géants qui datent là-bas des années 1920. On voudrait rendre ce paysage électrique plus « organique ».

Mais les arbres sont surtout les emblèmes de la ville « verte » que nous vendent les magazines. Alors que les nouvelles utopies urbaines régénératrices se dessinent principalement en toiles de fond naturalistes sous un angle déterministe, je pense à cette conquête du « suburb » de Chicago, à Oak Park (50.000 habitants aujourd’hui), où l’architecte Frank Lloyd Wright développe son style « prairie » dans une immense lande que traverse le chemin de fer. Wright ne s’inscrit pas dans la tendance du mitage pavillonnaire, comme on lui a injustement reproché. Il a une formule, celle de la « ville dispersée », qui répond à une conception paysagère. Il défend la relation entre les éléments de la composition urbaine et la possibilité d’embrasser psychiquement une pluralité de rapports dans le système de la ville. Une conception qui l’opposait aux défenseurs de la verticalité, des tours. On parle d’agriculture urbaine à Amsterdam et ailleurs, on érige le jardinage en rempart contre la crise espagnole, mais le plus beau récit naturaliste me semble toujours être incarné par la Broadacre City de Frank Lloyd Wright (1934-1935). Lui seul refuse le rendement malthusien et l’obsession de la contrainte urbanistique des écocités contemporaines. L’auteur de Falling Water (75 ans aujourd’hui), défend un urbanisme organique où le plaisir d’habiter le lieu est opposable au système des fonctions hiérarchiques de la ville.

Les villes « de papier » brulent moins aisément que nos arbres. De bien anciennes utopies demeurent neuves, alors que beaucoup de ce qui sort des cartons ne vaut pas la pâte à papier. Tout cela est bien mystérieux. Ainsi que le clame notre poète favori Serge Pey — lui qui rend les poissons rouges funambules —, « Dieu est un chien dans les arbres ».

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

Géographie de la mort à Shanghai http://ow.ly/50vmV // Une architecture plus organique et décomplexée http://ow.ly/50vu3 // Belles arches à se perdre du jardin Xi’An http://ow.ly/50vWx // Barrage contre le Mississippi http://ow.ly/510ym // American urbex, webdoc sur l’exploration urbaine à NYC http://ow.ly/50J8M // Le mythe de Pruitt-Igoe http://ow.ly/50MUc & http://ow.ly/50MVP // Empilement consumériste http://ow.ly/50S8k // La bicyclette : un objet entre permanence et rupture du XIXe siècle à nos jours http://ow.ly/51Ra2 // Harvey, Soja, Marcuse… Penser la ville avec Marx http://ow.ly/52Dgf // L’avant-après saisissant http://ow.ly/52GbX // Un colimaçon de béton rien que pour la contemplation http://ow.ly/513MP // Enfin de l’image de synthèse architecturale réaliste! http://ow.ly/53Ecw // Une ville en charpie http://ow.ly/54f51 // Une cartographie de Santiago de Chile entre 1990-2000, avec les concepts de Soja http://ow.ly/54gCs // Découvrir Venise surgie des eaux http://ow.ly/53nHo

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[1] Italo Calvino, Le baron perché, Éditions du Seuil, 2001, pp.216-217.

[2] Téléchargez le book de l’artiste Liddy Scheffknecht.

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Hô-Chi-Minh insomnie

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Un max de fric — Relations urbaines #17

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