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Tombeau pour une Bergeronnette

Tombeau pour une Bergeronnette

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Trente ans passés à examiner les talus, les fossés, les berges, les lisières, les travers, les fourrés, à se promener avec un désir de cueillette peu développé, sans cette envie de manger encore une fois sur le dos de la terre sous prétexte de consommer sauvage et naturel. Non, regarder et nommer.

Et avoir vu disparaitre…

La grande cigüe, Conium maculatum qui dressait sa haute tige tachetée surmontée de son ombelle blanche dans un petit monticule de pierres coincé dans un angle sous les remparts. Détruite, la cigüe, dangereuse, vous pensez, elle aurait pu tuer un enfant, la municipalité aurait alors été responsable…

Les ails sauvages, qui fleurissaient au printemps sur les talus avec leurs pompons roses et joyeux, les glaïeuls sauvages, les orchis militaires et les orchis pourpres, la scrofulaire noueuse et les salicaires, le xéranthème mauve, vous vous rappelez, avec ses bractées argentées… tous coupés chaque année juste après la floraison, les empêchant de polleniser, coupés par les machines de la DDE, de belles machines, avec une tête faucheuse capable d’épouser les reliefs des talus, de racler les fossés, de blesser l’écorce des chênes au passage. Alors il reste chaque année à retenir son souffle en attendant le retour de l’Alisma lanceolatum, le flûteau lancéolé seul de sa famille, seul dans la région et personne ne le sait, lui dont les fleurs roses si fines avec leurs trois pétales meurent juste après la cueillette parce qu’elles ont tellement besoin d’eau. Au fait, les roseaux massette, le cresson sauvage ? C’est fini tout ça. Il n’y a plus d’eau, elle a été détournée pour la production agricole, arrosage et épandage sont les deux… n’en parlons plus.

Fort heureusement la place est occupée par le Panic des rizières, parcours intéressant, jugez-en plutôt : venu emballé dans les petites boules maintenues dans les résilles de plastique destinées à la nourriture hivernale des passereaux, commercialisées depuis les US par une grande entreprise qui vient de changer de nom, elle s’est répandue très vite (quatre ou cinq ans), vigoureuse, résistante, semée par les oiseaux-mêmes, capable de trois germinations par été, et à présent observons : dans tout ce qui reste des fossés on voit leurs tiges vert vif et leurs fleurs en grappe brun pâle. On voit aussi des orties, c’est bien les orties, ça peut faire de l’engrais naturel, et c’est surtout un abri pour les chenilles du Paon du Jour. Mais depuis quelques années on ne voit plus de Paon du Jour. Il y a aussi des algues brunes sur l’eau des fossés, les grenouilles n’y viennent plus. Et la DDE a toujours du travail avec ces fossés, parfois les Panic poussent si fort que les automobilistes pourraient perdre leur chemin.

Dans le petit village construit sur le lit d’un ruisseau un jour, après un orage-comme-on-n’en-avait-jamais-vu, la place avait été inondée, l’eau était entrée dans les rez-de-chaussée des maisons construites là en toute légitimité. Alors on l’a puni le ruisseau : on a raclé son lit, la machine puissante conduite par un homme conscient de faire un travail utile a arraché les renouées, les roseaux, le nid de la bergeronnette citrine qui courait sur ses pattes véloces et hochait sa queue. Celle-là avait un joli ventre jaune, la bergeronnette grise était noire blanche et grise, mais maintenant on ne peut plus faire la différence puisqu’elles ne sont plus là. Les hirondelles au-dessus de cette même placette se réunissaient sur le fil du téléphone avant le départ vers l’Afrique… Et au bout de quelques heures passées à la reconnaissance mystérieuse qui formait le groupe, elles s’envolaient. Mais un jour elles ne sont pas reparties parce qu’elles n’étaient pas revenues.

Il y avait des lis dans cette région : on ne les voit plus. Peut-être un bulbe est-il enfoui en attendant des jours meilleurs. En 2016 il restait un exemplaire de Lis Martagon : il faudra aller prendre des nouvelles. Il n’y a plus dans les vallons qui étaient humides et qui le sont moins de Fritillaires Pintade, ni de Lis Dent-de-Chien. Il y avait une orchidée rare, l’Ophrys lutea, jaune et basse, de celle dont le visage nous regarde. On ne la retrouve pas. La station a été recouverte par un petit tas de graviers qui restaient après l’entretien de la route.

Un individu unique nommé Céphalanthère rose, porcelaine délicate, n’est plus là, à sa place, l’Epipactis Helleborine non plus. Pourtant elle n’était pas loin : un petit excès de zèle peut-être ? Toujours tenir les chemins propres ?

L’écologie peut se trouver de grands et beaux ennemis : le réchauffement climatique, les pesticides, leurs fabricants, leurs utilisateurs. Oui, bien sûr.

Mais la négligence, l’ignorance, la bonne conscience, comment les faire entrer dans l’espace public et en parler ?

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Parution de "Voyages en sol incertain"

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Voyages en sol incertain – lancement de l'ouvrage

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