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Le lendemain de la veille urbaine #31: le train

Le lendemain de la veille urbaine #31: le train

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Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…


Assis dans le train et ayant pris des lignes lentes, celles qui parcourent le paysage à

une allure rendant possible une observation moins furtive que celle qu’imposent

les trains à grande vitesse, je me suis mis dans la tête de tout noter, ce qui revient à dire

tout perdre, non parce que les mots seraient à la traîne mais parce que chaque parcelle de réel

découpée dans la séquence est un monde : de telle sorte que l’on n’aura pas ici le roman

mais seulement son schème. (…) Oui c’est cela qu’il faut dire : qu’il n’y ait pas tant un pays

qu’un glissement continu marqué de loin en loin et de façon irrégulière par des points d’arrêt

— instants que le jour ou la nuit lancent au loin et qui ricochent ensuite dans la mémoire. [1]

Survolant la gare de triage de Villeneuve-Saint-Georges (la plus grande de France et par conséquent du Val-de-Marne), je dissocie ce qui est unit : le rail, le ballast, les artères, le réseau, typiques de ces infrastructures contemporaines bâties sans architecte. Le physique des réseaux, on s’y intéresse peu, comme si juste la glisse dessus importait. Les réseaux sont pourtant influents sur la densité de la ville et sa géographie. En fait seul le réseau ferré et la densité d’habitat vont de pair, et tout se gâte et s’étale avec les autres moyens de transport. Le développement des transports en commun est corrélé à une croissance radio-concentrique de la ville. Tandis que le véhicule particulier se traduit par la dispersion des lieux de résidence, d’activité et de loisir. La densité des villes européennes a été réduite de moitié par l’introduction des transports publics et encore de moitié par celle du véhicule particulier !

Se peut-il alors que nous concevions un jour la ville à partir des gares ? Si l’on s’intéresse à l’histoire du chemin de fer et des gares, il y a une rupture qui se produit en Europe dès 1880 : la gare centrale ne peut plus se satisfaire du recours à des images formelles ou typologiques empruntées à l’histoire architecturale. Un modèle d’organisation à part naît, qui devient un point de convergence des innovations de structure. Quatre types d’organisation sont identifiés : la gare de tête, la gare-pont, la gare-îlot et la gare de passage. Les modernistes ont ensuite introduit l’idée d’une gare comme point de superposition de plusieurs parcours, comme espace d’échange. Mais les « machines-gares » construites dans les années 1950-1960 sont restées fonctionnalistes pardessus tout. La Watford Conference a institué le « Brunel Award », un prix récompensant les œuvres architecturales qui expriment le mieux le renouveau de la gare et du voyage en train dans l’univers social. On prétend aujourd’hui valoriser des projets de gare leur « rôle urbain ». La gare est devenue un thème architectural majeur. Coutumier des exercices périlleux, Calatrava notamment sait au moins faire des gares. Même les hangars techniques et centres de maintenance deviennent des signaux architecturaux. On a aujourd’hui un Flatiron version RATP du plus bel effet. L’architecture se rapporte généralement à la sédentarité et non à la mobilité : on vit quelque part ; le nomadisme se justifie dans le point de chute. L’architecture de la mobilité nous servirait donc à nous retrouver quelque part, une fois en gare. Ira-t-on jusqu’à inventer la ville se déplaçant sur voies ferrées ?

La gare a évolué d’un lieu d’attente à une sorte de grand magasin négociant des prestations liées à la mobilité. Martine Sonnet a écrit ici cette semaine un réjouissant petit inventaire des butoirs de la gare Montparnasse, dont l’existence somme toute récente est un témoignage isolé de l’urbanisme sur dalle à Paris intramuros. Dans son dernier livre, Montparnasse monde, elle décrit toutes ses techniques d’arpentage de la gare, parfois vouées à l’échec, et l’étonnement d’y voir tout changer aussi rapidement, pour peu qu’on y reste, en gare, au lieu de simplement y passer. Les gares sont un condensé de flux, de rythmes « gérés » en apparence et surface par des autorités bien intentionnées qui veulent notre sécurité. Il faudrait être scénographe de ces espaces que sont les gares pour en établir la notation discriminante des flux (mécaniques ou non), des états transitionnels ou d’attente. Songeons à la ruche autour de la gare de Chicago, saisie en photoreportage par un certain Kubrick en 1949. Il faut avouer qu’on aime, — quand on reste en gare de façon rendue pas trop inconfortable par ces mêmes autorités qui détestent que vous prétendiez échapper à la mécanique des flux — contempler leur pur espace. Celle de Stuttgart par exemple, réalisée par Bonatz et Scholer au début du vingtième siècle, visée par les bombardements puis reconstruite, et menacée aujourd’hui par un projet urbain de gare souterraine (les arbres et les petits oiseaux en haut, bien sûr) baptisé « Suttgart 21 ». Parmi les anciens numéros de la revue Urbaine, l’un consacré au « rythme » raconte la construction de la Hauptbahnhof-Lehrter Bahnhof à Berlin et le temps où s’entremêlent sans synchronie le chantier de la gare, la progression des langues de béton, le ballet des S-Bahn s’y croisant, les baraquements des ouvriers.[2]

La gare est un point qu’un chemin de fer relie à un autre. Butor a bien décrit combien ce tracé d’un point à un autre était une navette amoureuse, et qu’il ne faut pas s’efforcer de rapprocher deux amours par commodité, mais qu’au contraire c’est la navette entre deux villes qui donne sens et saveur à la géographie amoureuse.[3] La station de métro se différencie en cela de la gare. Dans les stations de métro qu’on n’oublie pas se perdent un temps les rencontres ratées qui nourrissent la rubrique « transport amoureux » de Libération. Le problème est connu, « qui trop embrasse manque le train » (Agnès Varda). Archipels et îlots, les stations de métro, mais dans une géographie de la reconnaissance intersubjective. « Le métro est un apprentissage de la ville par ses visages ». La France, c’est 19,2% du kilométrage mondial des métros automatiques : la station de métro est un répertoire des automatismes dans lequel les autorités piochent pour réformer les gares, trop libres… À présent que la carte du métro du Grand Paris en mode « express » est fixée, non sans incertitude quant au financement, il paraît que pas moins de 57 gares seront « à inventer » pour raccommoder par le rail Paris et ses banlieues. On peut parier qu’il faudra y glisser rapidement, et surtout ne pas s’éterniser en gare. L’avenir du train rapide est de la même façon assez aseptisé, on aura des open spaces designés qui ne sentent pas le saucisson à l’ail, des caméras de surveillance dans les TGV et le wifi à tous les étages, une métaphore assez réussie du « cellulaire » à roulettes. Tout cela est cohérent. N’est-ce pas la téléphonie mobile qui nous fait croire que ce sont des données « immatérielles » qu’on stocke désormais par wagons entiers ?

« Ici j’avais fait un chapitre sur les lignes courbes, pour prouver l’excellence des lignes droites. »[4] La littérature et le rail se sont croisés dans la complicité des métaphores. Certes, on ne réécrit pas impunément la poétique du Transsibérien de Cendrars, lui dont l’écriture dit « la moëlle chemin-de-fer » et fait courir après ça tous les trains d’Europe derrière elle. Mais doubler la vie du trajet par l’invitation au voyage de la littérature, et conduire ces lignes d’existence aussi parallèles que deux rails : cela, c’est la magie du chemin de fer.

François Bon cite par exemple Le jardin des Plantes de Claude Simon dans une consigne d’écriture sur la ville radiale à relater en notes brutes d’une cinétique avec si possible le moins d’imaginaire en intercalaire. Aussi brut qu’on puisse l’être, ce serait de restituer tout le temps du voyage. Je connais des fous qui ont ainsi filmé la totalité du trajet du train Bergensbanen, en Norvège : vous pouvez visionner sur Internet ces 7h ½ sur un mixage de DJ.

Comme l’écrit cette semaine Nathanael Gobenceaux, « le paysage est un spectacle, une multitude d’instants de vies observées, rarement plus de quelques secondes, sauf arrêt prolongé en gare ». Les vies qu’on observe en transit sont fascinantes comme les automates sous des chapeaux qu’imagine Descartes : ce sont des mécaniques contraintes qui imiteraient à la perfection un mouvement libre, doté d’une âme. La couchette de train devient camera obscura et le paysage traversé imprime le film sensitif, capté comme mouvement, image mobile du temps. Il faudrait le terminus vertigineux d’un funiculaire autrichien pour suspendre le temps.

Ballast percé de fougères, traverses érodées, les campagnes où plus aucun train ne passe en gardent la mémoire avec les anciennes petites gares de la République, dont certaines ont été transformées en écoles, comme celle de mon enfance. En ville, c’est différent. Sur les rails désaffectés de la Petite ceinture, parenthèse urbaine, on peut rêver d’un destin comparable à la High Line de Manhattan, transformée progressivement en promenade piétonne paysagère qu’enjambent certains buildings. Mais vue du train, entraperçue dans l’entretoise d’un pont métallique, matinée de séquences d’associations d’idées, la ville se stratifie à nouveau. Cela ne veut pas dire que tout y devient beau, dans le trajet ferré. Le premier monorail de Chongqing, traversant un paysage brumeux hérissé de tours, est comme le pendant dystopique d’une attraction « Tomorrowland » de Walt Disney et des utopies des années 1920.

La skyline de Chicago se duplique dans le miroir que nous promenons, et la conurbation de Tokyo se réfléchit dans un Shinkansen devenu étrangement lent. On imagine que New York ira un jour en train à la rencontre de Shanghai et que toutes les villes se réfléchiront dans un même miroir sur rail. La littérature peut cela.

Me promenant — travelling avant — dans l’unique tramway toulousain me vient en flash-back la recherche du « Desire » de Tennessee Williams, à la Nouvelle Orléans, dont il ne reste plus que le nom d’une station, non pas de tramway mais de bus.

Sans doute déçu de n’avoir jamais eu le train électrique de mes grands frères, j’ai toujours aimé les locomotives, leur nez arrogant, celles de la filmographie classique de la RKO, les chemins de fer de tous horizons, et puis surtout l’harmonica blues dessus les vibrations fonte sur fonte de l’Union Pacific, ou Arthur Honegger magnifiant la légendaire Pacific 231. Époque révolue, bien avant ma naissance.

J’ai la nostalgie du baroudeur cendrarsien. J’aimerais suivre à mon tour les enfants du rail, les vagabonds célestes qui traversent en clandestin la symphonie Western du grand paysage américain, entrer dans la géographie sous l’angle de la vitesse et de la compénétration d’espaces, comme dans la peinture futuriste.

Image mobile du temps, le cinéma me fait voyager comme le train et me console du transsibérien. Un petit cadeau pour finir : les scènes coupées de L’Aurore (Sunrise), de Murnau (1927) contiennent, parmi nombre d’inventions cinématographiques (le premier plan-séquence je crois), un splendide traveling de tramway qui descend dodelinant dans une ville reconstituée… la ville dont la visite constitue une seconde chance pour l’amour qui unit Indre et Anssas, les deux protagonistes du film. Comme si le tram avait effacé le trauma…

UPDATE: coïncidence un poil recherchée, l’ami Philippe Gargov nous entretient aujourd’hui d’un sujet parfaitement corrélé.

La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…

J’aime fouiller dans le débarras de l’autobiographie des objets http://ow.ly/55I6Q // Anish Kapoor à la Chapelle des Petits-Augustins http://ow.ly/55JXJ en même temps qu’à la Monumenta2011 http://ow.ly/55JYY // Norwich suit Jack Kerouac, Sur la route http://ow.ly/55MHs // Comment faire d’une maquette d’urbanisme d’Eindhoven un rouleau de piano mécanique? http://ow.ly/56mf2 // La glisse urbaine du skateboard et l’analyse architecturale, une comparaison théorique inédite http://ow.ly/568C6 // « L’architecture offre depuis toujours le prototype d’une œuvre d’art dont la réception s’effectue dans la distraction » http://ow.ly/569Py // Une somptueuse série photo, L.A. Crash http://ow.ly/56oBu // Gordon Matta-Clark, son intervention rue Beaubourg, à côté du Centre Pompidou http://ow.ly/56u85 // La désolation King Size, à l’américaine http://ow.ly/56wUQ // Carnet dessiné qui suit les indignés du 15M http://ow.ly/59mQy // Hiroshima: Ground Zero 1945 http://ow.ly/59n2W

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[1] Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Éditions du Seuil 2011, pp.26-27.

[2] Urbaine, revue de découverte sensible des villes européennes, N°5, 2005 à télécharger.

[3] Michel Butor, La modification, Éditions de Minuit, 1957.

[4] Laurence Sterne, Tristram Shandi, chapitre 240.

Auparavant

Petite typologie illustrée des butoirs montparnassiens

Ensuite

À l’ombre des palmiers

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