Accueil»Écritures»LECTURE URBAINE»
Le sport, le marchand de godasses et l’espace public urbain

Le sport, le marchand de godasses et l’espace public urbain

0
Partages

« Et si la ville devenait un immense stade ? » se demandait en 2005 François Bellanger, dans le cadre du programme de réflexion Transit-City. « Et si le sport changeait le rapport à la ville ? » Il soulignait ainsi les transformations à l’œuvre dans l’espace public urbain liées à une « invasion » des sports se pratiquant dans la rue, comme le roller, le skateboard, le basket ou la course à pied. Il mettait également en valeur l’émergence de nouveaux « opérateurs de mobilité urbaine » que sont les équipementiers sportifs, proposant à leur cœur de cible des moyens de transport à la mesure de leurs ambitions : roulettes, planches ou chaussures de running.

Je souhaiterais prolonger le fil de ces réflexions sur l’espace public urbain en mettant l’accent sur deux notions antinomiques : sa « marchandisation » par les acteurs économiques et son « appropriation » par les citoyens. Comme toutes les notions extrêmes, celles-ci contiennent à la fois un miroir déformant et une part d’anticipation contenue dans le fantasme lui-même, et me semblent donc intéressantes à explorer. Les idées jetées ici ne constituent pas un aboutissement mais un point de départ, quelques pistes tracées pour de futures enquêtes à entreprendre – par moi-même ou par d’autres.

La « marchandisation » de l’espace public est un concept tiré d’un argumentaire développé entre autres par les mouvements antipublicitaires dénonçant la prise de pouvoir des « vendeurs de yaourt » dans l’espace public urbain, en s’appuyant notamment sur deux concepts clés : la « pollution visuelle » et le « degré de prédation de l’espace ». La pollution visuelle désigne tous types de nuisances pouvant dégrader un paysage ou un cadre de vie, et cette notion a également connu un franc succès au sein de plusieurs politiques municipales, dont l’exemple le plus spectaculaire reste la ville de Sao Paulo qui en 2007 a interdit tout affichage publicitaire dans son espace public urbain. Le « degré de prédation de l’espace » se réfère quant à lui à l’espace occupé par une affiche, en tant qu’il n’est pas celui qu’elle recouvre matériellement, mais celui dans lequel elle « agit ». Ces notions se rattachent à tous types d’affichages, d’adhésivage, de panneaux LED et LCD qui peuplent nos villes. Les publicitaires et boutiquiers en tout genre ont bien compris ces résistances, qui ne sont pas spécifiques à un simple petit groupe de militants, et cherchent tous les moyens possibles pour les contourner. L’une de ces méthodes a connu une courte gloire au travers des vidéos virales et autres tactiques liées aux réseaux sociaux du Web. Je préfère m’intéresser à des formes de contournement qui touchent plus spécifiquement à l’espace urbain et à ses pratiques.

L’ « appropriation » de l’espace public par ses acteurs est une vision défendue par une sociologie attentive à ces petits gestes de l’espace scénique de la ville que personne n’aperçoit. Ils ont notamment été mis en exergue par Michel de Certeau, affirmant que la marche est une lecture et une écriture de la ville, se jouant de l’ordre bâti et des frontières physiques. Mais cette conception est également défendue par les acteurs de mouvements artistiques urbains, du graff au hip-hop, du skate aux Yamakasi et aux flash mobs. Se retrouvent chez De Certeau comme chez les passionnés de l’art du déplacement une certaine implication du corps et du collectif dans l’espace urbain, avec la revendication de ne pas être enfermé dans des enceintes spécifiques. Cette volonté du corps à ne plus être confiné par l’architecture, l’urbanisme ou la morale se retrouve  dans une réflexion sur la ville et le sexe dans un récent et sulfureux article de Philippe Gargov sur la « masturbanité ».

Rappelons que « la rue » et « le stade » sont des lieux tous deux régis par des réglementations. Mais l’un est un espace public et l’autre un « ERP », espace recevant du public. Il s’agit d’une distinction importante dans l’esprit du législateur, qui a tenu à différencier l’aspect « ouvert » ou « fermé » de ces lieux en soumettant les ERP (donc les stades, ou les salles de sport) au respect d’un règlement de sécurité contre l’incendie et les risques de panique. Un certain type de pratiques et de dérives attendues sont donc contenues en creux dans le Code de l’urbanisme. Ce qui nous intéresse dans le cas présent est la rue, ce lieu où l’on ne panique guère mais où l’on court beaucoup.

Sur le versant de l’appropriation de la ville par les citoyens, un certain nombre d’enquêtes pourraient être menées sur les  pratiques sportives utilisant la rue comme espace de jeu. Le jogging et les différents types d’entraînement de course à pied, tel Michel Volkovitch traversant la banlieue parisienne ou Luc Lesvesque à Gatineau, la danse hip-hop sur le parvis de l’Opéra de Lyon, les Yamakasi du Havre, le freeride dans Paris ou l’intégration artistique d’une piste d’athlétisme dans les rues de Graz sont autant d’exemples se présentant à nos imaginaires.

Sur le versant de la commercialisation, un certain nombre de marques s’appuient sur ces pratiques pour diffuser le goût de leurs produits dans une certaine cible de population, en organisant des sorties collectives de course à pied dans la nuit parisienne, dans un ton faussement fashion.  A contre-courant, et dans un mouvement pourtant identique, de petites enseignes mènent l’allure en jouant (et gagnant) la carte de la proximité.

Les pratiques sportives urbaines sont le terrain de chasse des vendeurs de godasses. Dès les années 1920, le lobbyiste Edward Bernays expliquait ainsi aux industriels qu’il fallait « construire des consensus » pour que le grand public consomme. En effet, la publicité seule ne fait pas consommer un produit, il est nécessaire de construire une histoire, de pénétrer l’inconscient collectif de façon très organisée, avec les leaders d’opinions de chaque groupe social. Ce même Edward Bernays a par exemple conseillé aux alcooliers d’aller repérer les leaders de bar, qui commandent ostensiblement leurs consommations, afin de leur offrir des petits cadeaux (pratique aujourd’hui toujours à l’œuvre chez les vendeurs d’anisette). Sans aucunement conclure, il est important de garder en mémoire cette fable du Docteur Bernays pour ne pas que nous, blogueurs passionnés de course à pied, tombions dans le mirage des leaders de bar.


Texte écrit par Clara Lamireau, auteure du blog de course à pied Running Newbie et membre de la Runnosphère, qui invite sur son site notre texte Stadio dei Marmi dans le cadre du projet des vases communicants: “le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.”

Auparavant

Personal Identification Number — relations urbaines #4

Ensuite

Le lendemain de la veille urbaine #19: la métaphore

4 Commentaires

  1. […] écrit par Matthieu Duperrex, pour Urbain, trop urbain, qui invite sur son site mon texte Le sport, le marchand de godasses et l’espace public urbain dans le cadre du projet de vases communicants: “le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le […]

  2. Luc Levesque
    à

    C’est une appropriation de ma ville en tant qu’athlète. Le tout devient une sorte de réalité virtuelle dans un monde réel. Le stade est réel, mais uniquement pour moi. Incompréhensible ? Alors vous devez l’essayer !

  3. […] par les citoyens. Elle a repris ma photo du Pont Alexandria. Je ne sais pas pourquoi, mais dans cet article, la photo est incroyablement belle. Merci […]

  4. Clara Lamireau

    Merci Luc pour ton message, j’aime beaucoup cette histoire du mélange réel/virtuel au sein de l’espace urbain… Je vais sans doute t’envoyer une foule de questions dans les temps à venir! :)

Commenter cet article

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>