Rouge effroi

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J’ai beaucoup vu d’images sur les boues rouges de Vitrolles ou de Gardanne, certaines très belles. Aucune ne montrait cependant le travail des hommes. Pas une pour décrire les infrastructures de transport et de stockage, les opérations régulières de terrassement, les bassins de rétention, les emprises foncières, les réseaux sociotechniques, les chevauchements de milieux, tout cela. On a préféré une esthétique naturaliste, c’était plus commode de planter un « paysage » sublime et solitaire, de valoriser la grandeur mathématique des étendues rouges. Il suffit d’une promenade au bois communal de Gardanne pour se rendre compte, comme souvent, de l’intrication des existants et de la chaleur des intérêts passionnés qu’un territoire comme celui-ci contient, de sorte par exemple qu’une réserve de chasse est en même-temps un lieu de prostitution et de rendez-vous nocturnes ainsi qu’un site de stockage de terres teintées par l’hydroxyde de fer. Les engins de chantier s’activent toute la journée pour tasser les quelque cent-quatre-vingt mille tonnes de terre rouge que l’usine a accumulées depuis sa naissance, en 1893. C’est l’année-même où Edvard Munch peint à tempera sur carton son Cri au ciel torturé de volutes ocres et épaisses.

Les sols bousculés et recomposés, drainés de pierre calcaire en sous-sol et recouverts de terreau frais en surface, se fragilisent et crèvent lentement. On  a interdit de tirer l’eau des puits à Luynes. Au bois, des pins se déracinent et dévalent la pente, du gazon fluorescent se change vite en paille. Ici, les intrants se nomment arsenic, sélénium, aluminium, fer, titane, plomb, thorium, uranium, mercure, cadmium, chrome… Ces éléments chimiques ont une autre consistance à leur tour que rangés dans un tableau périodique à l’école : ils nourrissent les débats, ils déclenchent des luttes, on en parle chez le poissonnier de Marseille, chez les pêcheurs de Cassis, au laboratoire de l’Ifremer de Toulon, en Conseil des ministres… Et cet autre effroi au ventre, de la peur de perdre son travail si Alteo va voir ailleurs. Et l’histoire industrielle de la Provence, cette insoupçonnée qu’on ne veut pas voir derrière Cézanne, qu’on entend déjà – c’est incroyable et touchant – dans Toni de Renoir, lorsque les Italiens descendent du train à Martigues et s’exclament « ça sent bon, ça sent le travail ! » Et cet aluminium qui est entré partout dans le quotidien des gens, parce qu’il fallait bien en faire quelque chose de notre appareil de production industrielle lié aux guerres, à l’armement, aux munitions pour tuer les gens, pas les mêmes que ceux qui achètent des casseroles évidemment. C’est un monde entier et plein, controversé et disputé, que convoque ce sol rouge. Ce que le paysage sublime étouffe c’est l’effroi rouge de nos attachements.

Auparavant

À la limite du pays fertile

Ensuite

Le delta (autrefois)

2 Commentaires

  1. […] enflammés. Les habitants s’organisent et donnent l’alerte, là comme ailleurs : contre les boues rouges à Gardanne, les déchets nucléaires à Bure, la crise des déchets à Beyrouth… Ces […]

  2. […] non-potable, corps enflammés. Les habitants s’organisent, là comme ailleurs : contre les boues rouges à Gardanne, les déchets nucléaires à Bure, la crise des déchets à Beyrouth… Ces […]

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