Le lendemain de la veille urbaine #5: l’accélération
Le lundi matin à heure fixe, Urbain, trop urbain donne sous forme de chronique un petit résumé des meilleurs liens glanés sur Internet lors de la semaine écoulée. Le fonctionnement est simple : le taux de consultation des URL diffusées sur notre compte Twitter fait le partage statistique, charge au rédacteur de trouver un fil rouge dans les liens ainsi sélectionnés par cet arbitraire de l’audience…
Aujourd’hui
Changement de propriétaire
Le Saint-Esprit se détaille chez les plus petits boutiquiers
Je lis avec ravissement les bandes de calicot
De coquelicot
Il n’y a plus que les pierres ponces de la Sorbonne qui ne sont jamais fleuries
L’enseigne de la Samaritaine laboure par contre la Seine
Et du côté de Saint-Séverin
J’entends
Les sonnettes acharnées des tramways
Il pleut des globes électriques
Montrouge Gare de l’Est Métro Nord-Sud bateaux-mouches monde
Tout est halo
Profondeur
Rue de Buci on crie L’Intransigeant et Paris Sports
L’aérodrome du ciel est maintenant, embrasé, un tableau de Cimabue
Quand par devant
Les hommes sont
Longs
Noirs
Tristes
Et fument, cheminées d’usine. [1]
Mes témoins favoris de l’accélération du monde au début du vingtième siècle sont Guillaume Apollinaire, dont c’était l’anniversaire de la mort mardi dernier, et surtout Blaise Cendrars, poète de la vitesse (« Le temps c’est de l’argent, oui, mais Bugatti le double en vitesse »). Ils disent l’époque des télécommunications et des enseignes lumineuses : « Bébé Cadum vous souhaite bon voyage / Merci, Michelin, pour quand je rentrerai / Comme les fétiches nègres dans la brousse / Les pompes à essence sont nues » (BC). Ils disent les voyages en transatlantique, les prospectus, les sténo-dactylographes ou les aérodromes : « La religion seule est restée toute neuve la religion / Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation » (GA). La semaine dernière, il était justement beaucoup question dans mes liens urbains d’aviation et de signalétique.
De signalétique d’abord, à travers la diffusion d’un court et vif article de Jérôme Denis et David Pontille sur ce qu’il en est de l’information voyageur dans le métro et en surface « à l’ère du 2.0 ». Par ailleurs animateurs du site Scriptopolis, ces deux sociologues réfléchissent à l’accessibilité collective des espaces urbains au travers des stratégies d’écriture de la RATP, qui sollicitent tout un ensemble de professionnels : designers, signaléticiens, typographes, architectes, cartographes… Ils nous invitent à « considérer les lieux publics comme des écologies graphiques et informationnelles sensibles ».
Les écritures urbaines
Bien sûr, cette attention anthropologique aux écrits urbains dans l’espace public n’est pas nouvelle, on la voit chez les poètes précédemment cités, mais aussi chez les grands peintres américains du paysage des villes. Art de l’espace, l’architecture n’y a jamais été indifférente, à part dans une étrange parenthèse des années 1960. Que l’on songe à la frise du Panthéon ou, bien avant encore, à tout ce que nous enseigne l’épigraphie monumentale. Quand au XIXe siècle se multiplient les édifices publics de tout ordre, des inscriptions apparaissent sur tous les frontons laïques, à l’usage d’une population massivement alphabétisée. L’exigence de lisibilité, la perte d’échelle classique des bâtiments et les progrès du discours commercial font bientôt éclater cette logique d’inscription : désormais, on ne se soucierait pas tant de l’ordre architectural que de l’échelle urbaine en son entier — Broadway à New York, les Grands Magasins du Printemps à Paris.
Ce bruissement des signes graphiques caractérise tant la structure anthropologique de notre imaginaire urbain qu’on le cherche dans Berlin vidé à cinq heures du matin, avec ses graffitis et ses pompes à essence blafardes, ou sur les grands parking de Las Vegas, désertés par la crise, qu’illuminent obstinément les farandoles d’ampoules multicolores. Même l’absence de désignation marchande, le vide absolu à l’intérieur d’un cadre, nous renvoie symboliquement au régime d’iconicité du panneau publicitaire. Nous aimons les bricolages inventifs d’enseignes, les trompes l’œil du Settecento grossièrement revisités, les séductions canailles du marketing mobilier…
Je ne puis que renvoyer ici les curieux et honnêtes hommes du XXIe siècle que vous êtes au récent livre de Philippe Artières, troisième larron de Scriptopolis, consacré à l’histoire du néon, ce tube luminescent qui a autorisé toutes les audaces de l’écriture urbaine nocturne, mais qui est aujourd’hui supplanté par les lampes à diodes des LEDs.[2] Las Vegas a même créé un musée pour recueillir les précieuses enseignes.
L’Esprit nouveau
J’en viens à ma seconde thématique. Il ne vous a sans doute pas échappé que c’était il y a peu la cérémonie de l’Armistice. La BBC a déniché à cette occasion des images inédites de survol de la France ravagée des champs de bataille au début de l’année 1919. On n’y voit pas que ce sol mâché par les obus et lacéré par les tranchées, on n’y voit pas que les destructions et l’amas de ruines au pied des cathédrales éventrées… On y voit aussi un pilote français qui se retourne pour sourire, l’espace d’un instant, à sa caméra. Il sourit ainsi à sa fille, découvrant aujourd’hui ces images presque en même temps que nous, laquelle n’avait jamais vu sourire son père, mort sous les balles des Allemands pendant la Résistance.
Voir, ne pas voir. « Des yeux qui ne voient pas… » : c’est sous ce titre que Le Corbusier faisait paraître en 1921 dans sa revue L’Esprit nouveau, un article de réflexion sur les amours naissantes de l’architecture avec l’aviation. Il y demande aux architectes d’observer leur temps d’une façon différente pour répondre de façon nouvelle au problème de la conception architecturale. Il appelle à un « savoir regarder ». C’est tout jeune, en 1909, dans l’atelier d’Auguste Perret, que Le Corbusier a entendu le bruit de l’appareil Wright, piloté par le Comte de Lambert, décrivant des cercles autour de la Tour Eiffel. Louis Blériot traversera la Manche peu après, le 25 juillet 1909. Ces événements ne pouvaient qu’avoir une influence considérable sur la modernité architecturale : de ce que nous apprend la machine à voler, nous devrions être capables de le transposer pour la « machine à habiter ». Par-delà le sérieux du formalisme corbuséen, les noces de l’architecture et de l’aviation ont aussi nourri des rêves hybrides.
On ne compte plus les utopies architecturales nées autour de la maîtrise des airs. Le New York City’s Dream Airport de William Zeckendorf (1946) aurait été bâti, s’il avait été réalisé, sur 144 blocks de Manhattan! En 1934, un autre de ces projets fantaisistes avait été imaginé pour Londres. Et en miroir d’une ville verticale surmontée d’un aéroport, une toute nouvelle utopie horizontale, Aérocity, propose une ville de 18km de long, suspendue à la structure désaffectée de l’aérotrain de Jean Bertin, et qui se terminerait par un bâtiment flèche de 360m — servant, entre autres, de plate-forme d’hélicoptère…
La semaine dernière, parmi les beaux liens urbains, il y avait aussi…
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[1] Blaise Cendrars, extrait du poème « Contrastes » (octobre 1913), publié en numéro 3 dans le recueil des Dix-neuf poèmes élastiques.
[2] Philippe Artières, Les enseignes lumineuses, Des écritures urbaines au XXe siècle, Bayard 2010, 21€.
2 Commentaires
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